« Oui, c'est très juste, ce n'est pas moi qu'il aime, c'est ce moment de l'adolescence, ce moment très éphémère, qui est amené à se terminer assez vite, une enveloppe charnelle, un corps d'adolescent, c'est ça qu'il aime chez moi, bien évidemment. »
(Vanessa Springora s'exprimait au micro de Guillaume Erner, à France-Culture, ce matin.)
Comme tout cela est intéressant ! M'est-il arrivé d'aimer quelqu'un "en soi" ? Aime-t-on jamais "en soi" ? Vanessa Springora nous dit que ce que Matzneff aime chez elle, c'est « une enveloppe charnelle », « un corps d'adolescente ». Croyons-la. Je me replonge en pensée dans mes amours passées, et je me demande si, moi aussi, j'ai aimé des enveloppes charnelles. Qu'étaient Christine, Tara, Catherine, Elisabeth, Françoise, Céline, Sarah, Brigitte, Sophie, Raphaële, Chloé, Pascale, Valérie, Anne, Lakshmi, Edwige, Ettie, sinon des corps, des corps jeunes, frais, chauds, suaves, pulpeux, mûrs, chatoyants, sonores, profonds ? Connaissez-vous quelqu'un qui soit tombé amoureux d'une fille qu'il trouvait laide, quelqu'un qui soit tombé sous le charme d'un pur esprit, d''une tête sans visage, d'un cerveau sans cœur et sans tripes ? Ça doit exister, mais moi je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui soit dans ce cas. Quand je suis tombé amoureux de Céline, elle avait « un corps d'adolescente ». J'ai été sous le charme de ce corps, oui, de la grâce si particulière qui, pour elle, n'a existé qu'à ce moment-là. Quand je suis tombé amoureux de Christine, elle avait (déjà) un corps de femme (elle avait dix ans de plus que moi). C'est aussi de son « enveloppe charnelle », que je suis tombé amoureux. (Elle aussi, sa grâce a passé…) L'ai-je aimée "en soi", "pour elle-même" ? (Qui peut affirmer une chose pareille ?) Sans doute que non, puisque je l'ai finalement quittée. On aime des dents, des cheveux, des jambes, des épaules, une bouche, des yeux, un nez, un ventre, des pieds, des fesses, un sexe, une carnation, des oreilles, une voix, des gestes, des silences, une odeur, une présence et une absence, un humour, une intelligence, des réparties, des larmes, une respiration, une manière de dormir, de marcher, de manger, un rythme, la couleur des aréoles, la plénitude des cuisses, la finesse des articulations, la sensibilité, la manière dont la douleur s'exprime, le toupet et la timidité, le courage et la pudeur, l'obscénité joyeuse, l'imagination, l'attention, un prénom, la mémoire, oui, la mémoire, sa qualité et sa consistance, la générosité, et peut-être surtout, la capacité à savoir être aimé, donner et prendre, prendre et donner. Tout cela varie fortement au cours du temps, au cours de la maturation lente mais inexorable d'un être. Les odeurs et les textures se modifient, la distance, la lumière qui éclaire le corps, la voix, la souplesse, et l'angoisse qui vient mordre les chairs et le sommeil. Rien ne dure jamais. Va-t-on s'excuser de tomber amoureux ? Car "tomber" amoureux dit bien ce que cela veut dire : il y a un moment, un instant T. Avant, après, on ne serait pas tombé. Que l'amour, et le désir, ensuite, se transforment, en bien ou en mal, c'est une autre histoire. Ça marche avec certains, pas avec d'autres. On ne pourra jamais expliquer le désir et ses ressorts, ni le circonvenir, ni l'encadrer, ni le façonner à sa guise, et c'est heureux. Le désir, c'est le mystère de l'incarnation et de la grâce. Le désir est au plus profond de nous, insaisissable, et c'est lui qui nous tient. C'est par lui que nous sommes uniques.
Ce « bien évidemment », en plus d'être très laid, est de trop. Matzneff a sans doute aimé et désiré Vanessa Springora, pour de bonnes et de mauvaises raisons, comme chaque fois qu'on aime et qu'on désire. Qu'elle ait eu, par la suite, du mal à faire quelque chose de cette rencontre, je veux bien la croire, car nous en sommes tous là. Quand une histoire d'amour est passée, elle nous devient opaque, et presque incompréhensible. Je ne suis pas de ceux qui s'en désolent. Je trouve même normal qu'il en aille ainsi. C'est la preuve qu'une histoire d'amour est par définition unique et insaisissable, insensée, comme une œuvre d'art. À chaque fois que des amis vous disent : « Je n'ai jamais compris ce que tu pouvais bien lui trouver », réjouissez-vous ! C'est le signe indiscutable que vous avez vraiment aimé, et que votre histoire d'amour était vraie — donc incompréhensible.