dimanche 2 novembre 2014

Le jour des morts


Le premier que j'aie vu était Robert. D'abord au volant de sa voiture, la tête sur le volant, près des Quatre-Chemins, entre Annecy et Rumilly, puis sur le lit des parents, sur son lit. Puis j'ai vu Glyne, sur le même lit, dans la même chambre. Puis Pauline, toujours sur le même lit, toujours dans la même chambre. J'avais encore le même matelas, quand je suis arrivé ici, dans cette maison. Luna avait fait un trou dans ce matelas et pissé dessus, une fois que je l'avais laissée seule à la maison. Quand j'étais enfant, le dimanche matin, j'allais rejoindre mes parents sur ce même lit, pour qu'ils me lisent Babar

Le lit, la mort, le livre… L'enfance, la vieillesse, les bêtes… L'amour, le sang, le temps…

J'écoute le quatuor de Debussy. On avait le disque des Juilliard à la maison. Frémissement des cordes, froissement des draps, voix du matin, en bas, quand on se réveille, en haut. Les voix, les odeurs, le café, le pain grillé, les pizzicatos, mon père m'explique ce qu'est un comma, l'enharmonie. J'aime le voir mettre la sourdine… Il y a deux étuis de violons. Le noir et le brun. Chaque violon a son histoire, son âge, sa sonorité, son mystère. Le petit XVIIIe et l'entier, moderne, de Schmidt. Il me parle de son maître, M. Guichardon, de son premier prix "à l'unanimité". L'odeur du bois et l'odeur de l'Eau de Cologne. La colophane… Les nuits dans la fosse, au théâtre, pour gagner de quoi aller à la faculté. Je me souviens de son odeur quand il m'embrassait.

Ce jour, un peu avant la Toussaint, où, montant en voiture, je m'aperçois que quelque chose a respiré, à l'intérieur de l'habitacle, puisque de la buée s'est déposée sur les vitres. Étaient-ce les bruyères que j'y avais laissées quelques minutes ?

Les morts sont des statues. Dures, froides, épaissies. Ce qu'on voit sur leurs visages, et qu'on ne reconnaît pas, a pourtant dû faire partie d'eux, du temps qu'ils vivaient, mais on ne s'y arrêtait pas, qui affleurait pourtant, certains jours, qu'on ne voulait pas voir. 

Les statues sont là, dans la maison de novembre. Leur silence parle pour elles. Aussi seul que nous soyons, cette solitude n'est jamais qu'un reste de leur présence acceptée, et, au fil du temps, recherchée.



Mais, toujours, avant et après tous ces morts, il y a eu et il y aura Jérôme, le premier et le dernier. Celui qui n'a jamais quitté la chambre. Le mort immortel qui a prit figure dans le visage éternel. Le fils, le frère, immense et minuscule, et sa mèche de cheveux blonds.