À 11h11 précises, chaque matin, il fait son autoportrait. L'appareil photo est placé sur un pied, il ne le change jamais de place, il ne sert qu'à ça.
Quand arrive le mois de novembre, il invite son amie à venir dormir à la maison. Il attend qu'elle soit endormie, ouvre avec mille précautions sa boîte crânienne, et masse doucement le cerveau de la femme.
L'autre jour, il a aperçu les enfants du voisinage qui faisaient de la luge sur les collines qui entourent le village. Ne voyant pas distinctement de quoi étaient faites ces luges, il a pris une paire de jumelles.
À 11h11 précisément, l'âme d'un humain change d'orientation. C'est un phénomène ténu, rapide, qu'il est très difficile de saisir.
Elle n'avait pas envie de jouer, pas ce soir-là. Alors elle s'est entaillé le pouce de la main gauche.
Les luges étaient faites de blocs de glace. Mais en y regardant mieux, il s'aperçut qu'à l'intérieur de ces blocs de glace étaient enfermés des corps humains sans têtes.
Un récital est plus facile à annuler qu'un concert, les conséquences sont moins importantes, et l'on a moins de scrupules. D'un autre côté, quand on annule un concert, les organisateurs en général trouvent un pianiste qui acceptent de jouer le concerto au pied levé, à condition toutefois que l'annulation ait été prononcée suffisamment tôt pour que cela soit possible.
Quand ses mains sont en contact avec la masse molle et grise de la cervelle, il a la sensation d'être tout puissant. Elle s'est abandonnée à lui et il n'en profite pas.
Quand les enfants meurent en bas-âge, les conséquences sont tragiques. Eux aussi ont le droit d'annuler leur prestation mais la différence est qu'on ne trouvera pas de remplaçant.
À ce moment-là, quelque chose est possible. On le sait, mais presque toujours on ne fait rien. On continue, on glisse sur la même pente. On voit à travers la glace que c'est sur le corps d'un autre qu'on dévale la pente, mais on fait comme si de rien n'était. La tête qui lui manque, c'est la nôtre.
Elle rêve, c'est perceptible. C'est comme un fourmillement dans les paumes. C'est comme si on sentait les couleurs et les mouvements à travers la peau des mains. Dans son rêve, elle s'abandonne. L'homme tient son cerveau entre les mains. Il est enfermé dans de la glace. Et tous les deux dévalent la même pente.
Ce soir-là, elle doit jouer l'opus 11 de Schoenberg. Elle est attablée devant une tasse de thé, à la cuisine. Elle regarde sa main gauche, et l'imagine en train d'articuler les deux notes répétées fa et ré. La chose lui devient soudainement insupportable. Elle regarde sa main gauche et elle sait que si elle joue ces deux notes quelque chose de terrible arrivera. La cervelle lui brûle. Elle va au salon, s'installe au piano, pose la main sur le clavier…
Avant de refermer sa boîte crânienne, il vérifie que c'est là. Avec les phalanges intermédiaires de l'annulaire, du médium et de l'index, il exerce une pression infime, en roulement, ce qui fait ressortir la tierce mineure en flottement. Elle est là, elle respire, elle palpite doucement, il écoute son roulis inquiétant et relâche son écoute tactile.
Les enfants rêvent de la banquise, ils imitent les craquements de la glace.
Elle est retournée à la cuisine, a attrapé un couteau, et s'est entaillé le pouce gauche. Le sens gicle.
Quand elle se réveille, elle lui dit : « Je voudrais mourir dans tes bras. »
Elle a toujours aimé ce prénom : Clara. Elle aime la lumière, la clarté, le soleil. Quand elle se réveille le matin, son premier plaisir est d'ouvrir les volets, de laisser entrer le jour. Elle descend l'escalier en chantant. Ouvre la fenêtre de la cuisine. Le chat est là, qui attend de pouvoir entrer. Elle lui donne à manger avant de s'occuper d'elle-même. Le chat lèche le pouce gauche de sa maîtresse. Elle le laisse faire, patiemment.
Mais, ma Chérie, tu es morte, dans mes bras !
Il est sur le brise-glace, dans sa cabine. Il essaie de fixer l'appareil photo, tant bien que mal, pour prendre son cliché de 11h11. On entend des bruits sourds contre la coque du navire et des conversations en néerlandais. Il fait bon, dans la cabine. On s'y trouve bien.
Fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré… Il imagine le bateau écrasé par la glace, comme un crâne, comme une coquille de noix. Il va monter sur le pont pour voir le jour qui ne tombe pas. Un certain Arnold est son voisin de cabine.