mardi 4 mars 2014

La Rédemption par l'opéra


Sur Facebook, l'inénarrable Guilaine Depis écrit que son opéra favori est Tannhaüser. Ma foi, je ne vois rien de répréhensible à aimer Tannhaüser et à le faire savoir, cela va sans dire. De là à prétendre — même et surtout si c'est vrai — qu'il s'agit de "l'opéra favori", voilà qui peut surprendre, un peu. Elle ajoute, pour faire bonne mesure sans doute, que l'autre "opéra favori", pour elle, est Giulio Cesare, de Haendel. C'est un peu comme si je disais que ma symphonie préférée est la symphonie en ut de Bizet. Oui, je sais, Glenn Gould a bien dû prétendre une chose pareille, mais on est habitué à ses mensonges. Bon, Bizet n'est peut-être pas le meilleur exemple, d'accord. Alors, je ne sais pas, moi, c'est un peu comme si j'affirmais que mon quatuor préféré est le quatrième de l'opus 18 de Beethoven. Il est très beau, le quatrième quatuor de l'opus 18, mais enfin, il faudrait être sacrément gonflé, ou un peu idiot, ou il faudrait aimer la provocation plus que de raison, pour prétendre que c'est la meilleure pièce de Beethoven, la plus importante, la plus belle et la plus chère à notre cœur, et de surcroit le meilleur quatuor jamais écrit. 

Comme je lui écris que je suis un peu surpris de son choix, elle me répond qu'elle persiste et signe, qu'elle aime beaucoup Wagner, et que d'ailleurs elle connaît TOUT Wagner, sauf Tristan et les Maîtres chanteurs. Sauf Tristan ??? Dire qu'on connaît Wagner sans connaître Tristan, c'est un peu étonnant, bien entendu. C'est un peu comme de prétendre qu'on connaît TOUT Bach, sauf la Passion selon saint Matthieu, sauf la Messe en si, sauf les Cantates, et sauf, je ne sais pas, moi, les Goldberg… Oui, mais elle connaît Rienzi ! Elle ne mentionne ni les Fées, ni la Défense d'aimer, ni les Wesendonck Lieder, ni Siegfried Idyll, ni la Cène des apôtres, mais on sent bien que ce n'est pas l'envie qui lui manque. Et puis d'ailleurs elle est "membre bienfaiteur du Cercle National Richard Wagner de Paris depuis juillet 2010". Alors, hein ! On peut aller se rhabiller…

On sait que les wagnériens, en général, sont peu regardants sur l'honnêteté et la modération, et qu'ils n'hésitent jamais à vous écraser de leur abyssal mépris, aussi bête qu'enfantin, en plus d'user de tous les moyens à leur disposition, quand il s'agit pour eux de vous réduire en miettes, vous qui avez le front d'aimer autre chose que les opéras de Wagner, dans la musique, mais là il s'agit d'autre chose puisque l'autre phare que notre Guilaine Depis nationale propose à notre admiration est Giulio Cesare. Non, nous n'avons pas affaire ici à l'un des ces wagnériens hystériques qui ont consacré une vie entière à leur idole, et qui, pour ce faire, se croit obligés de dénigrer tout ce qui n'y ressemble pas. C'est bien d'autre chose qu'il s'agit. Même si l'opéra, dans la musique, est le genre dans lequel se recrutent le plus volontiers ceux qui n'aiment pas la musique, on peut au moins leur accorder ce crédit de ne pas l'aimer avec beaucoup d'amour et de ferveur.

C'est un peu plus subtil, même si sans doute moins sympathique, finalement. Il s'agit plutôt du syndrome de l'entrée des artistes, si je ne m'abuse. Vous savez, ces gens qui ne ratent jamais une occasion de vous expliquer que ce qu'ils aiment pas-dessus tout, c'est d'entrer dans une cathédrale par la petite porte de côté (qui est d'ailleurs le plus souvent la seule ouverte, désormais (comme ça, tout le monde est content)) plutôt que par l'entrée principale. Ce qu'ils aiment, dans la vie, ce sont les exceptions, les défauts, les entrées latérales, les chemins de traverse, la maladresse, la fêlure, la fragilité, la faille, l'erreur, le compositeur que personne ne connaît, le peintre dont personne n'a jamais entendu parler, l'écrivain à compte d'auteur, l'émission de télé qui passe à trois heures du matin, et, parmi les grandes œuvres du grand compositeur que tout le monde connaît, l'œuvre mineure, celle que personne n'écoute jamais (sauf eux, qui l'écoutent toute la journée), celle qu'ils sont les seuls à aimer, parce que dans le corpus du compositeur, elle est tellement singulière, précisément, que du coup elle n'est presque pas "de lui". « Tu vois, moi, j'adore cette sonate parce qu'on dirait vraiment pas du Mozart… » est une phrase qu'ils adorent s'entendre prononcer. Ils trouvent les entrées principales assez vulgaires, on va dire. Les œuvres de Schumann qui ressemblent à du Schumann… Pffff… Quel intérêt, franchement ! Au chef-d'œuvre unanimement reconnu et admiré, ils préféreront toujours le petit pan de mur jaune qu'ils sont les seuls à voir. Ce sont des amoureux du détail qui tue, détail qui, juste avant de perpétrer son meurtre, signale l'amateur éclairé d'une céleste lumière, celle de la sainte Singularité.

Tannhaüser est un magnifique opéra, rien à dire à cela. Mais enfin, si Wagner n'avait composé que Tanhhaüser et Lohengrin, vous pensez vraiment qu'on en parlerait encore ? Tristan, c'est Wagner, ou Wagner, c'est Tristan, je ne sais pas. Si on ne connaît pas, si on n'aime pas Tristan, on ne peut pas dire qu'on connaît et qu'on aime Wagner, c'est impossible. Peut-on affirmer aimer Beethoven sans connaître l'opus 111 et la cinquième symphonie ? Peut-on parler sérieusement de Mozart sans connaître les Noces et ses dernières symphonies ? Peut-on se déclarer schubertien si l'on ignore le Quintette et les Lieder ?

Mais revenons à l'opéra, puisque c'était le commencement de la dispute. Encore une fois, aimer Tannhaüser, l'aimer à la folie, même, ne me dérange pas plus que ça. Chacun ses marottes. Mais enfin, quand on y pense, et pensons-y un peu, justement : Vivaldi, Monteverdi, Rameau, Mozart, Beethoven, Rossini, Gluck, Weber, Verdi, Puccini, Bellini, Strauss, Schoenberg, Berg, Moussorgski, Tchaïkovsky, Stravinsky, Debussy, Messiaen, et j'en laisse volontairement beaucoup de côté, ça fait tout de même beaucoup de chef-d'œuvres, dont beaucoup *** allègrement ce bon Tannhaüser. Il est vrai qu'il ne faut pas établir de hiérarchies si l'on ne veut pas finir au cachot, de nos jours, donc je m'arrête là, et je renonce à dire qu'un opéra, parmi ceux des compositeurs que je viens de citer ici, pourrait facilement *** Tannhaüser. Mais si l'on n'entend pas le dénivelé extraordinaire qui existe entre Tannhaüser et Tristan, ou entre Tannhaüser et le Ring, je crois qu'on démontre par là-même qu'on n'entend pas grand-chose et, dans ce cas-là, il vaut mieux retourner aux sources de l'opéra, dont certaines au moins sont plus faciles à écouter qu'un compositeur comme Richard Wagner. Peut-on véritablement entendre Wagner sans aimer Don Giovanni ou Fidelio ? Je n'en suis pas sûr.

Mais je vous ai gardé le meilleur pour la fin. « De Wagner vous devriez lire Das Judenthum in der Musik car on oublie souvent que Wagner à plus écrit de prose que de musique. » Là ce n'est plus Guilaine qui parle, c'est un certain Maxime Fellion. On sent immédiatement le mec malin, très fin, hyper au courant tu vois, qui, lui, sait ce qu'il y a à savoir du gars Wagner… Parce que bon, Tannhaüser ou Parsifal, à la limite, quoi, on s'en branle un peu, on va dire, tu vois. Non, c'qui compte, à mon humble avis tu vois, mais bon, c'est que Wagner était antisémite et qu'il a composé sa musique tout spécialement pour le IIIe Reich. Ça ça-fait-sens. D'ailleurs, quand on écoute France-Culture, le discours est exactement le même. Wagner ? Ah oui, l'antisémite, le musicien officiel des Nazis ! Tous ces gens se moquent éperduement de la musique qu'il a pu écrire, évidemment. D'ailleurs, cette musique, ils sont tout à fait incapables de l'entendre pour ce qu'elle est, alors ils sont très heureux de pouvoir haïr Wagner pour une bonne raison. Il ajoutent ainsi une surdité intellectuelle à une surdité auditive, et ces deux surdités conjuguées produisent une assomption morale dont ils ne cessent de se féliciter, encore étonnés que leur inculture crasse puisse ainsi donner d'aussi bons résultats sur le baromètre de la conformité sociale et "culturelle". À mon avis, il n'y a là rien d'étonnant, mais il ne faut pas les dégriser inutilement, sinon ils vous mordent.

Eh bien moi, de Wagner, puisqu'on est dans les écrits, je vous conseille sa correspondance avec Franz Liszt, qui est passionnante, et qui démontre s'il en était besoin que Richard Wagner était quelqu'un d'extrêmement intelligent, en plus d'être un des plus grands compositeurs qui aient jamais existé. C'est que, figurez-vous, pour être capable d'écrire la Tétralogie, ou Cosi fan tutte, ou la sonate Hammerklavier, il faut être intelligent (en plus d'être un génie).