Qu'est-ce
que ça veut dire : « Nous sommes tous les deux. » ? Il y a cet
"Autum Leaves" du trio de Keith Jarrett, enregistré le 4 juin 1994, au
Blue Note. Il y a ce sol répété (à la
manière du la bémol-sol dièse de
Chopin dans le quinzième prélude) pendant cinq minutes, après le solo de
batterie de Jack DeJohnette, qui est d'abord le pivot autour duquel s'enroule
le solo de contrebasse de Gary Peacock, puis qui devient un coup de génie
harmonique, tonique qui ne ressemble pas à une tonique, la forêt cachée par
l'arbre, parce que le contrebassiste continue à jouer une quinte (do-sol)
qui semble indiquer qu'on est en ut. Quand
je suis parti de chez moi, à seize ans, avec cette envie pressante de fuir,
d'aller le plus loin possible de ma famille, je pensais qu'il s'agissait d'un
aller simple. Il fallait un certain courage pour se défaire de tout, sans
regarder en arrière. C'est ce que je pensais du moins. C'est ce que je croyais.
On ne fait en réalité que tirer sur un élastique, et plus l'on tire fort pour
fuir plus il va nous tirer fort en arrière, un peu plus tard, mais bien plus tôt
qu'on le croit, et de bien des façons qu'on n'aurait jamais imaginées. Être mortel
signifie que, quoi qu'on fasse, on va revenir à ce néant d'où nous ont sorti un
jour un homme et une femme qui se sont aimés, sans bien se rendre compte de ce
qu'ils faisaient. On ne peut pas s'arracher les membres. Chaque geste humain
est fait pour lui revenir, sous une forme ou sous une autre, un jour ou
l'autre, et souvent quand il ne s'y attend plus. Jeter hors de soi ce qui
appartient à l'humain ne lui appartient pas. Il peut le mettre un instant hors
de sa vue, hors de sa pensée, ou de son souvenir, mais il ne peut pas le jeter
hors de portée de sa vie, de la vie qui revient, encore et toujours, sur ses
pas. L'amour d'une mère, l'amour d'une mère, on peut répéter ce genre de
formules jusqu'à se saouler, mais ce n'est pas de ça qu'il est question, ou pas
seulement. Quand elle me disait : « On est tous les deux. » eh bien
quoi ? Je ne sais pas. Vous connaissez l'Arabesque opus 18 de Schumann ? L'enharmonie, c'est la musique qui
naît au creux des mains, c'est la même note enfermée dans deux corps
différents, les mains se touchent, les mains se touchent à peine, et puis…
Jouer Schumann, c'est comme jouer le Couperin des Barricades, ou le Brahms des
Ballades, c'est retrouver la plénitude de son corps après une séparation. J'aime
les livres mais souvent je me dis que je pourrais tous les jeter, si cela me
permettait de garder une partition, une seule. Les écrivains tournent autour du
pot, plus ou moins bien, mais un musicien, un vrai, touche immédiatement au
cœur, il ne peut pas raconter d'histoires. Schumann renonce à scinder le monde,
il n'est pas tantôt de la nuit tantôt du jour, il reste dans l'ombre lumineuse
de la mère, il est dans la mort et dans la vie au même instant, quand j'écoute
Schumann, je retrouve instantanément toute la nuit de laquelle je viens, cette
nuit heureuse et douloureuse qui fait battre le cœur dans la solitude affreuse du
jour.