«
Racontez-moi un peu votre travail. J'aurais bien aimé jouer du violon, mais on
m'a dit que ce n'était pas pour une fille. C'est très difficile, n'est-ce
pas ? » « Je vous envie, j'aimerais tant jouer comme vous. Vous
avez une belle sonorité, savez-vous ? Et cette chaleur ! » Hier-soir,
j'ai écouté Annie Ergot à la radio, ou plutôt un texte d'elle, en feuilleton. Les
Abbés, ça s'appelle, je crois. C'est
incroyablement mauvais. Je me souviens pourtant avoir lu deux livres d'elle que
j'avais bien aimés, autrefois, mais, curieusement, je n'en ai plus aucun
souvenir, même pas les titres. Et j'ai repensé à ce petit livre délicieux
de Goléa, "Je suis un violoniste raté". Les Roumains, je me
suis toujours demandé pour quelle raison ils avaient de si bons pianistes. Hugo
massacre son alto dans la pièce d'à côté. Je suis d'une génération où tous les
altistes jouaient faux, mêmes les bons. Honoré massacre son basson. On n'en
fera jamais rien, de ces littérateurs ! Dinu, Clara, Radu, nous les avons tous
les trois à dîner ce soir. Antoine sera là aussi, quel quatuor ! Je prépare des
endives braisées et des escalopes de veau. Au dessert, mon célèbre gâteau au
chocolat. Il paraît que Clara est très gourmande. Irène m'affirme que "Haskil"
signifierait "discernement", en hébreu. J'ai fait la leçon à tout le
monde pour qu'on ne lui parle pas de sa trépanation. Le Quatuor Ivoire viendra
à la fin du repas et j'ai mis sur le piano la partition du quintette de Brahms.
Robert m'a demandé s'il pourrait jouer la sonate de Franck avec Dinu mais je ne
prévois rien : il ne faut surtout rien imposer. J'aurais plutôt vu Clara
pour le Belge, mais Robert n'en démord pas, il prétend que seul Dinu comprend
cette musique. Marcel et René ont déjà dîné, mais ils pourront rester un peu
plus tard que d'habitude, s'ils se tiennent bien. Je prends Irène à part pour
lui redire à quel point les compliments exagérés sont à éviter, mais je sais
d'avance qu'elle n'en fera qu'à sa tête. Ah, le vin… Dans les Abbés, il est beaucoup question de
François Mitterrand ! François
Mitterrand… Tout ce que je sais de Mitterrand est qu'il aimait les ortolans.
C'est Georges qui est à la porte. Il va falloir l'éconduire gentiment. J'aimerais
beaucoup qu'il rencontre nos invités, mais s'il est là, la soirée est
fichue ! Du discernement avant tout, comme disait Papa. Ne pas mélanger
les genres. Je ne savais pas qu'Annie Ergot avait habité Annecy. J'ai sûrement
dû la croiser sans savoir qui elle était. J'ai renoncé à mon potage à cause de
la barbe de Radu. Irène prétend que c'est idiot, et elle a sans doute raison, mais
je ne supporte pas les barbes qui trempent dans la soupe. Ah, si Maman était
là !