vendredi 4 mai 2012

La Voix


Est-ce que ça suffit ? Peut-on se contenter de ça ?

Non, la question est mal posée. Quelle question ? Qu'est-ce qui nous fait bander, qu'est-ce qui nous fait rester, qu'est-ce qui nous fait jouir, qu'est-ce qui nous fait partir, qu'est-ce qui nous fait pleurer

Qu'est-ce qu'une voix ?

Prenons un exemple : Anne-Sofie von Otter, dans les Nuits d'été, de Berlioz, dans "Bois frissonnants, ciel étoilé", de Chausson. Anne-Sofie von Otter avec un piano, un quatuor à cordes, un orchestre. La femme est très belle, mais blonde. Anne-Sofie von Otter a une classe naturelle incroyable mais c'est une anti-star, elle se balade avec des sacs en plastique à la main. « Tu m'aimeras aussi longtemps que tu pourras. » « Je ne dormais bien qu'en ses bras. » (C'est ce qu'elle disait.) 

Toutes les femmes sont ainsi. En 1898 comme en 2003, elles sont exactement pareilles. C'est moi qui aurais dû partir. Elle n'était pas mon genre, comme dirait l'autre… Tu parles ! Le seul genre que j'aie jamais voulu est celui-là. Tout était parfait en elle. Sauf ça, ça, et encore ça. Rien n'allait chez elle, sauf… sa voix. « Le premier soir qu'elle vint, son âme fut à ma merci. » Et je ne sais plus comment elle est devenue mon amante… Le quatuor avec piano de Chausson était notre petite phrase. Un quatuor, un piano, et la voix, la voix de son âme. Oh, je sais bien, vous pouvez toujours rigoler. Nous avons tous des scènes primitives qui sont autant d'amorces : la vie n'a rien de linéaire, nous sommes toujours sur des crêtes,  en passe de tomber. Son âme fut à ma merci, et c'est là que j'ai flanché. Qui vous invite à voir son âme vous tend un piège terrible. Donc, il y a de ça vingt ans, j'accompagnais une chanteuse, et chaque fois qu'elle ouvrait la bouche, j'avais une érection. Pas facile de répéter dans ces conditions. La fille, chinoise, n'était pas belle, n'avait rien de bandant. Mais elle me faisait bander, enfin sa voix. Encore aujourd'hui, si j'écoute Nell, de Fauré, ou bien les Mélodies populaires grecques, de Ravel, mon sexe se souvient. Je ne comprenais pas, bien sûr. Je croyais que j'étais amoureux d'elle, mais ce n'était pas ça. Quel galant m'est comparable, veux-tu me dire ?

Je la baisai près des cheveux, je peux encore sentir leur odeur. Elle ne dormait bien qu'en mes bras. Elle voulait y mourir. Elle a bien failli y mourir, d'ailleurs. Je crois que j'aurais voulu… Subir l'étreinte de l'absente, quelle horreur ! Comment peut-on sentir son cœur s'éteindre, sans même mourir ? C'est deux fois la mort ! 

Elle aimait la musique autant que moi. Elle me disait que je jouais mieux que Richter, j'allais chez elle en pleine nuit, elle refusait de m'ouvrir. Nous avons fait l'amour dans des chambres de garde, toujours sur le qui-vive. Je connais les couloirs sombres et déserts des hôpitaux, la nuit, que je traversais en courant, mes chaussures à la main. Et je ne sais plus comment je suis devenu son amant

« Tu es un merveilleux amant. » Et puis Schubert, et puis Chopin, et puis Brahms, et puis la Chaconne de Bach-Busoni, et Berlioz, qu'elle comprenait mieux que moi. Et puis sa voix, des heures et des heures et des heures au téléphone, sa voix, comme un tissu vivant, palpitant, fruité, fragile, comme une force souple et intelligente. Parlait peu. Très peu. Voulait s'endormir, toujours et encore, dans mes bras. Une voix aussi belle que son écriture, fine, chuchotée, froissée, ni grave ni aiguë, ni hystérique ni molle, rapide, toujours à la limite, s'excusant presque d'effacer le silence, d'ailleurs ce n'est pas ça, c'est une voix qui cohabite avec le silence, qui se coule en lui, qui en exhausse le suc, qui en réhausse le prix, qui en indique la qualité, enlacement caressant presqu'imperceptible. Une lame souple, féconde et dangereuse à la fois.

Quand j'écoute Anne-Sofie von Otter, je retrouve l'énigme. Pas la réponse, mais la question. Une question à laquelle on sait bien que nulle réponse ne peut être donnée. Je pourrais épouser cette femme, sans la voir, sans lui parler, et presque sans vouloir lui faire l'amour. Tout est là, dans la voix. Et je ne sais plus comment elle est devenue mon amante… Sûrement n'est-ce pas raisonnable, pas tenable, pas sérieux. Ou au contraire, serait-ce plus sérieux, beaucoup plus, que tout le reste ? Une femme est tout entière dans sa voix, bien sûr. C'est pour cette raison que des Callas nous bouleversent à ce point. Quand on a entendu Otter chanter les Nuits d'été, toutes les autres semblent grotesques, et ridicules, après. Même Crespin. Et puis, surtout, l'incroyable Scherza Infida, de Haendel… Ce concentré de douleur ! La seule question d'une vie. Seulement la toucher, toucher son corps, juste pour savoir, pour entendre, pour comprendre. L'ouïe, le trou dans l'être, comment ça passe, à travers. Il y a des corps qui arrêtent la lumière, le son, le temps, et puis il y a ces corps, si rares, qui laissent passer… On pose la main sur eux, et on sent tout de suite qu'on s'enfonce, que rien n'arrête le geste, qu'on va plus loin, sans savoir où. C'est à ce moment qu'on entend, que la voix sort, qu'on l'entend en nous-même, directement. Il faut du tact, un certain toucher, un certain goût, un certain rythme, de la mesure, enfin de l'oreille. Le fait qu'elle soit pianiste aussi facilite grandement les choses. 

« Attends-moi. » Toute la musique de Chausson dit : "Attends-moi !" Les êtres possèdent chacun leur rythme vital, on s'en aperçoit très simplement quand on marche à côté d'une femme qu'on aime. Avec certaines, c'est impossible, on ne peut pas marcher à côté d'elles, ça ne marche pas. Avec d'autres, vous ne pouvez pas respirer, vous ne pouvez pas les sentir. Avec d'autres vous ne pouvez pas les toucher, ou bien vous ne parvenez pas à vous toucher, ou encore elles ne vous touchent pas, même quand elles se donnent. Certaines ne vous entendent pas, et répondent à côté, systématiquement, et crient dans le désert, mentant même en disant la vérité. Finalement, le seul territoire où l'on peut se rencontrer est la Douleur, sois sage, ô, ma douleur, la blessure est aussi une entrée, surtout si elle est muette, calme, quelques notes de violoncelle ou d'alto, qui n'insistent pas. Musique française. Proust écrivant à Fauré : « Monsieur, je n'aime pas votre musique, j'en suis amoureux ! » Madame, je n'aime pas votre voix, j'en suis amoureux. Déploiement du Temps, ici, là, tout de suite, dans la chair du son, seulement pour moi. Exactement comme ce qui se passe lorsqu'on travaille une partita de Bach et que, soudain, on trouve le son exact, le seul. Un si mineur d'hiver pour une sarabande, blancheur du temps qui s'ouvre comme un fruit mûr. Elle m'a dit : « Attends-moi. » Je suis certain que si je lui disais ça, aujourd'hui, elle me répondrait : « Ah bon, j'ai dit ça, moi ? » J'ai toute la vie devant moi, et la mort, la vraie, pas la fausse mort qu'on nous vend tous les jours, désastre pourriture fatigue ennui.

Les femmes sont des demi-tons.

Tout entière dans sa voix, sa voix tout entière dans son sexe, plus l'âme, enfin, le passage, le trou, l'ailleurs là tout entier là, précis, muet, déployé, feu calme de ce rien en majesté : enfin une demeure ! Pas "plus l'âme", non, l'âme c'est exactement ça, et ça suffit. Ça ne répond pas, une âme. Ce n'est pas amical, ce n'est pas réconfortant, ce n'est pas sympathique, C'est un trou dans le mur, à travers les générations, la sexualité, la filiation, le désir, et la mort, un passage vers l'Absence absolue. C'est la Joie, celle dont on ne réchappera pas, c'est la Musique, comme origine et destinée. Enfin une demeure acceptable, acceptée, espérée, rêvée, mais bien réelle, beaucoup plus réelle que les mille noms qui hurlent à notre oreille, sans répit.

Les hommes sont des tons entiers.

Vient un moment où l'on accepte. Il était temps ! Laisser les autres là où ils sont, avec leurs prescriptions, leurs désirs en creux, leurs attentes, leurs goûts, leurs corps lourds, empêchés, lents. Ils auraient voulu, pour nous… Mais nous ne sommes pas dans le même temps, c'est comme ça. Les écouter se taire, enfin ! Car leurs cris ne sont que des silences redoublés, des pierres jetées dans l'onde, inutiles, distrayants mais inutiles, qu'un simple accord de piano, en ut dièse mineur, dans la traînée lumineuse des cordes, abolit.


Il faut jouer la comédie, le mieux possible. Il faut apprendre, ce n'est pas donné à la naissance, sauf à quelques génies très rares. Toute la vie n'est qu'une répétition, et puis, un beau jour (oui, un beau jour !), vous tombez sur l'instrument parfait. Le doigté, les coups d'archet, la main gauche, la main droite, la respiration, les cordes vocales, le phrasé, le toucher, la direction des phrases, leur sens, le rythme, la tenue, la dynamique, le sens de la forme, des formes, le souffle, la précision, l'écoute, l'oreille intérieure, le cantabile, le contrepoint, l'harmonie, les cadences, ces millions de hasards improbables, de chances ajustées au millimètre, prises dans un destin qui chante à votre place, legato, l'amour s'entend, on le reconnaît à sa sonorité, à sa justesse. Les corps résonnent, eux aussi, et l'âme chante juste, à qui sait entendre.

(à toi)