dimanche 14 septembre 2025

Fuir ou ne pas fuir, telle n'est pas la question

 

« Le perplexe a des idées, il saurait définir parfaitement 
les alternatives devant lesquelles il reste muet. Il connaît. 
Mais lui manque cet ultime mobile qui fait se mouvoir 
la vie, qui le tire et le sort hors de lui. Son personnage 
ne lui est pas présent, il ne lui montre pas son visage. » 

(Maria Zambrano)

Il y a une forme de justice immanente dans le fait que les populations qui croient venir chercher un mieux-être en France y reproduisent presque malgré elles le monde qu'elles ont fui. À terme, ces populations devront fuir le monde qu'elles ont recréé loin de chez elles (à condition qu'elles aient alors le souvenir de ce qu'elles avaient fui). Ce qui, au moment où elles comprendront enfin que c'est nécessaire, sera devenu impossible puisqu'elles seront autant chez elles ici que chez elles, et (puisque) que ces mondes seront devenus interchangeables et quasiment semblables. Ce moment sera une apocalypse. Il sera devenu évident, alors, que le monde unifié ne peut être qu'un cauchemar. L'unité se sera retournée contre elle-même pour la dévorer, comme toute chose qu'on pousse à son terme. 

De la même manière, pour nous qui laissons advenir cela sans réagir, il est normal que nous récoltions un monde dégradé dans lequel plus rien de ce qui rendait la France aimable n'existe, ce qui devrait normalement nous pousser à le fuir pour aller « recréer ailleurs la France » que nous avons connue et aimée.

Où ? Chez eux ? (Ce sera toujours forcément « chez eux » ) 

— Ah mais non ! C'est le colonialisme, ça ! 

Non, ce n'est plus le colonialisme, c'est l'envers du colonialisme, c'est le colonialisme qui a renversé le colonialisme en quelque chose qui n'est ni lui-même ni son contraire. Encore un mot qu'il faut abandonner à son anti-destin. Mais les hommes ne savent pas faire ça. Ils se rendent compte toujours trop tard que la réalité n'est plus là où ils croyaient la saisir. C'est ce qui fait qu'ils sont à la fois touchants et cocasses. Ils arrivent après la bataille en bombant le torse. 

Où que les fuyards aillent, ils iront toujours « chez eux » (chez eux, c'est-à-dire chez eux et chez les autres). Donc, que nous restions ou que nous partions, nous serons désormais « chez eux ». Chez eux et chez les autres sont des expressions qui ne signifient plus ce que nous croyons leur faire dire. Quant à « chez nous », qui est devenu interdit et vide de sens (ici aussi, ceux qui se formalisent qu'un drapeau français ne puisse plus être brandi dans l'espace public sans provoquer de réaction violente ne comprennent pas ce que cela signifie), il ne peut plus signifier qu'« en moi », « en toi ». À partir du moment où le chez nous n'existe plus, au sens ancien, le chez eux n'est qu'un théâtre que nous jouons sur une scène imaginaire pour rendre cohérent ce qui ne peut plus l'être. La virtualité, ici aussi, a grignoté le peu de réalité que nous avions entre les mains. Le Réel ne peut plus se dire au pluriel. Je ne sais s'il s'agit d'une défaite ou d'un progrès.

Pour beaucoup d'entre nous, pour moi, en tout cas, la fuite, même si elle peut être désirable, est inenvisageable. Trop tard. Trop pauvre. Pas suffisamment de force pour se défendre, pas suffisamment de force pour recommencer une vie. Ceux qui le peuvent, ceux qui le feront, je ne les juge pas, mais je sais qu'ils seront aussi perdants que ceux qui restent, et peut-être même plus, car ils auront cru se sauver. 

« J'ai mis devant toi la vie et la mort. Tu choisiras la vie. » Oui, mais quand la vie ressemble à la mort, comment fait-on pour choisir ? Dans ces conditions, un suicide ne se différencie pas d'un non-suicide. Quand le choix ressemble à s'y méprendre au refus du choix, à quoi bon choisir ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? 

Au moment où il deviendra évident que la seule solution consiste à aller ailleurs reconstruire ce qui ici a été détruit, la reconstruction montrera son vrai visage, qui est un anti-visage, la figure de l'absence et de l'impossible. 

Tous ceux qui se battent entre eux pour savoir si ce qui nous arrive est un meurtre ou un suicide me font rire. Ils n'ont pas compris que ces mots seront toujours impropres, ici. On s'accroche toujours à des termes qui ont perdu leur sens, parce que nous n'en connaissons pas d'autres, parce que ces vocables ont fait de nous ce que nous sommes et qu'ils parlent plus fort que nous (leur voix a traversé les siècles). Le manque d'imagination consiste non pas à ne pas savoir inventer des histoires, mais à ne pas être capable de redonner vie au vocabulaire, c'est-à-dire d'inventer une langue qui mente moins que celle qui parle à travers nous sans tenir compte de la présence de l'événement ; en d'autres mots, de l'Impossible. 

La seule justice, en définitive, est celle qui nous est imposée par la vie, par le monde, par la force des choses, c'est-à-dire par le biologique, justice que la justice des hommes ne fait que singer quand elle ne la contredit pas dans son orgueil démentiel — ou enfantin. 

Y a-t-il une logique à tout cela ? Sans doute, mais elle ne nous est pas accessible, puisque la logique, notre logique, ainsi que son nom l'indique, provient du logos. Or, ici, il faudrait se tenir hors du logos pour voir se dessiner la courbe des choses et des causes, leur dessin et leur dessein, s'il existe. Nous avons longtemps cru aux révolutions, et nous croyons encore aux évolutions. Les unes et les autres existent bien, mais elles n'existent que dans un monde historique. Comme ce monde historique n'est qu'une tentative désespérée d'élucider le Mystère qui chemine parallèlement au langage, il sera toujours une pâle retranscription d'une réalité indéchiffrable par nature. Nous croyons vivre dans la réalité alors que notre vie se déroule à côté d'elle, dans le Réel. La réalité est notre voisine : nous l'observons en douce depuis chez nous en imaginant ses faits et gestes d'après les ombres qu'elle projette sur les vitres dépolies de son logis. Pas d'unité, là non plus… Un trompe-l'œil, ou un trompe-la-mort.