« L'art de s'aimer
« Luna était la chienne de G de La Fuly.
« Du jour de leur adoption (mutuelle) à la SPA d'Aix-en-Provence, à travers les années passées ensemble jusqu'à la mort de Luna, ce livre nous offre le récit sensible et complexe des mille et une correspondances quotidiennes structurant encore, au-delà de l'absence, l'exceptionnelle relation qu'eut cet homme avec cet animal.
« Les souvenirs se succèdent, sans chronologie apparente, par petites touches – G. de La Fuly est aussi peintre et musicien – les motifs, les vignettes, les thèmes sont exposés, se juxtaposent, se superposent, se fondent, les repentirs s'entrecroisent, s'étagent en strates : la salle de bains, les trajets en voiture, les dîners entre amis, la tombe dans le jardin, creusée avec l'ami, l'enfance, la jeunesse, le dernier jour, chez le vétérinaire, la table en inox. Petit à petit, au gré des variations, l'écrivain esquisse plusieurs portraits.
« D'abord, celui de Luna sa chienne, bien sûr, intelligente, belle, sensible, attentive, fidèle, aimante, discrète et joyeuse. avec son "museau gris de vieux chef d'orchestre, avec [ses] culottes de velours crème et [son] veston blanc". Luna qui, tout en recevant la tendresse de son maître, tout en l'accompagnant, semble lui montrer patiemment le chemin, là où elle regarde, l'oeuvre achevée, car c'est elle qui l'a choisi à la SPA. Parfois même, elle lui enseigne ce qu'elle sait. «"Les bêtes augmentent le monde d'une manière incommensurable.", ce pour quoi elle est là.
« Il brosse aussi son auto-portrait paradoxal, celui du maître qui apprend. Tant que Luna partage sa vie, il est parfaitement lucide sur leur connivence. Mais face à l'absence de Luna, à SON absence, imposée par la mort, il va s'introspecter, dévier son regard vers lui-même, sans indulgence aucune, avec une honnêteté quasi naturaliste ; il se rappelle qu'il a fait preuve de dureté avec elle au début, regrette, se sent coupable, en conclut qu'il n'a pas su aimer, "Je suis un radin de l'amour, sans doute", "lasser, décevoir, c'est ma grande spécialité", il lui avait promis de ne jamais la quitter... Il souffre de ses faiblesses, mais trouve la force de décrire ses souffrances, il pleure, il désespère ("C'est ça qui me tient en vie"), il veut la rejoindre. S'interposent logiquement alors des images de femmes, celles qui parlaient, qui essayaient de lui parler, qu'il n'a pas plus su ou pu garder, pense-t-il. Echecs. Désormais, son refuge est le silence ("si je parle avec les vivants, tu meurs à nouveau"). Il s'inquiète de savoir qui pensera à Luna quand il aura disparu. La folie le guette, il imagine vivre avec son ombre, l'emmener partout avec lui, comme avant, mais les autres... Ils ne comprendront pas. Des amis lui ont conseillé de la "remplacer" mais "personne, aucun être, ne viendra se tenir face à moi, comme tu le fis." écrit-il.
« Luna est irremplaçable, comme la mère, que l'auteur évoque avec tendresse et grand amour, celle qui lui a donné le souffle qu'il n'a pas su partager avec Luna quand elle en manquait. Celle qui lui a dit "Tu es né comme un grand soleil !" mais aussi "Tu dois apprendre à te passer de moi". C'était le premier seuil. Seul.
« Si la "déliaison" de la mort nous sépare, elle nous initie à ce qu'est "l'envers" du temps, à ce qu'est et sera le monde sans le regard des êtres chers qui nous ont formés. L'homme privé de son amour, de son souffle même, comme celui qui a manqué à la bête vers la fin, et qu'il a été impuissant à lui redonner, à lui offrir, devra affronter seul la superficialité de la société.
« Alors G. de La Fuly n'aimant pas outre-mesure le monde contemporain auquel il est venu, distribue moult coups de patte et carnassières morsures vers ses maux, l'esprit de fête rythmé par un calendrier devenu insensé, l'agitation perpétuelle et contagieuse, la doxa culturelle toxique, les éloges funèbres moutonniers, "c'était beau comme une messe en latin donnée dans le backroom d'un sauna triste après l'Apocalypse", l'indifférence des individus (la mère d'élève qui ne se souvient plus de Luna), les "attardés politiques" nostalgiques du Larzac jusque dans leur mise. Cela compense un peu la douleur et l'angoisse de chuter, de se noyer, de sombrer. La crainte de tomber au fond du trou (image récurrente), d'oublier, ne peut se dissiper qu'avec l'adrénaline qui suscite ces critiques dispensées avec humour mais vigueur. (Georges de La Fuly anime à ce propos, un blog fort savoureux, toujours roboratif et stimulant sur le Net). Néanmoins, il n'y a pas que les petites méchancetés ou les observations objectives, tant que l'on est encore un peu en vie, mieux vaut se rappeler aussi que l'on fut sensuel, par exemple penser aux odeurs, aux caresses, aux couleurs, aux craquements d'un panier d'osier, ou simplement aux bâillements de Luna en harmonie avec ceux de l'auteur, capables en ces épousailles impromptues de "réajuste[r] le corps et l'âme, [de les remettre] dans l'axe du temps et l'un par rapport à l'autre." Ne pas vivre faux, en somme, mais se concentrer sur tout ce que la musique ne dit pas, ou plutôt sur ce qu'elle dit en creux, comme Keith Jarrett, faire "le moins de bruit possible, [avoir] le moins de présence possible". S'effacer. Ne plus jouer que d'une main. Ecrire ?
« Luna est un très beau livre écrit en un style original et souple. Il est riche de références à la musique, la littérature. Un homme cultivé s'y "livre", s'y métamorphose par amour en un animal, jusqu'à rêver d'être mangé par lui ("C'est en moi que tu es, mon corps devenait ta demeure on ne se quitterait plus jamais"). L'animal y incarne l'amante, la mère, la femme ou pas.
« Ce livre doux, profondément humain n'exige finalement de nous qu'un énorme point d'arrêt, dont l'auteur explique que c'est, en musique, le pendant d'un point d'orgue mais pour le silence. Une pause dans la frénésie. Il est une invitation à la métamorphose des humains pressés que nous sommes en lecteurs attentifs et sur le qui-vive. Très belle et rare leçon, en parfaite délicatesse et élégance, de ce que pourrait bien être notre rapport à l'Amour. »
Une lecture de mon Luna par Mme Anne Deplace
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