Le plaisir
Après la publication de Bonjour Tristesse, en 1954, livre interdit par le Vatican, Françoise Sagan reçoit trois ou quatre lettres d'injures par semaine. Heureuse époque. Aujourd'hui, ce serait quatre cents messages d'insultes et autant de menaces sur les réseaux sociaux. On lui pose la question : « À quel âge avez-vous découvert le plaisir ? » Elle répond d'un mot : « Lequel ? » Il est beaucoup question de Laclos et de Radiguet dans la presse, à son propos, mais aussi de Colette, qui meurt le 3 août de cette même année 1954. Le Blé en herbe couronné et officiel laisse la place à la tendresse et à la rage d'une jeune inconsciente, étourdie et étonnée, qui s'amuse du scandale que paraît-il elle suscite. Elle pense que l'amour est une chose facile. Mais de quel plaisir s'agit-il ?
Il n'y a pas de punition, dans l'histoire d'amour qu'imagine Sagan. Son héroïne ne tombe pas enceinte, elle n'est pas contrainte d'épouser le garçon avec lequel elle couche, elle n'est même pas amoureuse de lui. Sagan ne veut pas dénigrer l'amour, mais décrire simplement ce qu'elle voit. Tous les mille ans, une histoire d'amour dure : être témoin de la scène n'est pas donné à tout le monde. La vraie crainte c'est la solitude, ce qui explique beaucoup de choses, belles ou atroces. Les moments brefs de l'amour et du désir, voilà ce qu'il faut emporter avec soi dans cet autre monde fait de courtes phrases et de longs silences. On regarde le soleil, on cligne des yeux, et c'est déjà fini. Cette cruauté tellurique vaut tous les romans du monde.
Je suis né en 1956, et je n'ai entendu parler de ce roman que lorsque j'ai eu dix ou onze ans. Ma sœur Françoise et ma mère l'avaient lu, sans doute à sa parution. Le livre avait laissé à la maison une trace très vaguement sulfureuse. À cette époque-là, la mienne, la crainte de tomber enceinte était encore chevillée au corps des jeunes filles. L'avortement, j'en ai entendu parler assez tôt. Je savais que ma mère avait avorté deux fois dans des conditions abominables, et qu'elle avait failli y laisser sa peau. Un peu plus tard, alors que j'avais engrossé la fille dont j'étais amoureux, c'est tout naturellement que celle-ci s'est fait avorter, et je me rappelle que ma mère avait conseillé, ou du moins soutenu ma petite amie dans cette épreuve. Quand on pose la question du féminisme à Sagan, « à l'époque », elle répond que ça n'avait aucun sens.
Bonjour Tristesse est un laboratoire où l'on étudie le plaisir. Mais de quel plaisir s'agit-il ? Le plaisir d'aimer, le plaisir d'être libre, celui de la littérature, de la jeunesse, le plaisir d'être une femme, de désirer ou d'être désirée, le plaisir de balbutier tout en se sentant plus intelligent et plus vif que le monde où stagnent lenteur et conformisme, le plaisir des sens (comme on dit), celui de la singularité, de la nouveauté ? Le plaisir de la paresse et de l'impatience ? Sagan savait pourtant que son coup d'essai avait réussi pour lui permettre d'apprendre à écrire. Gréco disait d'elle : « Elle sait qu'écrire est une chose très douloureuse. » Les livres sont des avortements plutôt que des accouchements. Ce qui sort du corps de l'écrivain n'est pas viable ; à chaque fois, il s'en débarrasse dans l'espoir d'écrire un vrai livre, le vrai livre. La réalité devient la fiction mais la fiction doit en passer par la réalité longuement ruminée. Le mur invisible de la page, de tout côté, la longue plage déserte de la vérité nommée.
Tout est déjà fini, quand on commence à écrire. Son père lui recommande de vite dépenser l'argent (60 millions anciens) qu'elle a gagné avec la publication de son roman. Jaguar, casino, champagne, la vie et la légende s'écrivent l'une l'autre tout en s'effaçant l'une l'autre. Quand on a dix-neuf ans, les lendemains sont déjà là, derrière le miroir. Sortir, danser, nager, dormir, tout cela ne fait pas tant de bruit que cette insolence tranquille pourrait le laisser croire. Gaspiller c'est aussi vivre. L'intensité et l'acuité du regard rachètent ce mélange de fièvre et de désinvolture qui caractérise Françoise Sagan. En 1954, être libre et différent était aussi difficile que ça l'est soixante-dix ans plus tard. Elle aimait s'amuser — c'était son mot. Être une intellectuelle lui aurait fait horreur. « Whisky, Ferrari, jeu » plutôt que « Tricot, maison, économies ».
Vertige du solitaire qui se met à parler aux foules avec un naturel qu'il ne soupçonnait pas… Françoise est « sérieusement paresseuse ». En France, elle énerve. En Amérique où elle est célébrée comme une starlette (15000 exemplaires de son livre vendus chaque jour), elle dédicace tous les livres qu'on lui présente d'un « With all my sympathies », ce qui signifie : « Avec toutes mes condoléances ». Quand elle a eu un grave accident avec son Aston Martin, on l'a crue morte. On lui a fermé les yeux, on lui a pris sa chaîne et on lui a donné les derniers sacrements. Il était arrivé la même chose à ma mère, allée se faire avorter, seule, à Paris. La mélancolie fait des excès de vitesse. Au moins avait-elle compris qu'il n'y a rien à expliquer, ou plutôt qu'expliquer, quand on est écrivain, est un péché. Si l'on veut qu'il y ait une raison à tout cela, il faut nous laisser avoir tort.
Avant que cette génération n'ouvre les yeux sur elle-même, elle a su dire ce qu'elle était, très simplement, sans théorie ni pathos. La vie va recommencer comme elle le fait toujours, on peut danser et boire, se caresser, fumer des cigarettes, écouter des disques, et crever la gueule ouverte. Le plaisir est toujours au-delà, même au plus fort de l'absurde et de l'ennui.