dimanche 17 novembre 2024

Feuillets nocturnes (1)

 Le plaisir

Après la publication de Bonjour Tristesse, en 1954, livre interdit par le Vatican, Françoise Sagan reçoit trois ou quatre lettres d'injures par semaine. Heureuse époque. Aujourd'hui, ce serait quatre cents messages d'insultes et autant de menaces sur les réseaux sociaux. On lui pose la question  : « À quel âge avez-vous découvert le plaisir ? » Elle répond d'un mot : « Lequel ? » Il est beaucoup question de Laclos et de Radiguet dans la presse, à son propos, mais aussi de Colette, qui meurt le 3 août de cette même année 1954. Le Blé en herbe couronné et officiel laisse la place à la tendresse et à la rage d'une jeune inconsciente, étourdie et étonnée, qui s'amuse du scandale que paraît-il elle suscite. Elle pense que l'amour est une chose facile. Mais de quel plaisir s'agit-il ? 

Il n'y a pas de punition, dans l'histoire d'amour qu'imagine Sagan. Son héroïne ne tombe pas enceinte, elle n'est pas contrainte d'épouser le garçon avec lequel elle couche, elle n'est même pas amoureuse de lui. Sagan ne veut pas dénigrer l'amour, mais décrire simplement ce qu'elle voit. Tous les mille ans, une histoire d'amour dure : être témoin de la scène n'est pas donné à tout le monde. La vraie crainte c'est la solitude, ce qui explique beaucoup de choses, belles ou atroces. Les moments brefs de l'amour et du désir, voilà ce qu'il faut emporter avec soi dans cet autre monde fait de courtes phrases et de longs silences. On regarde le soleil, on cligne des yeux, et c'est déjà fini. Cette cruauté tellurique vaut tous les romans du monde. 

Je suis né en 1956, et je n'ai entendu parler de ce roman que lorsque j'ai eu dix ou onze ans. Ma sœur Françoise et ma mère l'avaient lu, sans doute à sa parution. Le livre avait laissé à la maison une trace très vaguement sulfureuse. À cette époque-là, la mienne, la crainte de tomber enceinte était encore chevillée au corps des jeunes filles. L'avortement, j'en ai entendu parler assez tôt. Je savais que ma mère avait avorté deux fois dans des conditions abominables, et qu'elle avait failli y laisser sa peau. Un peu plus tard, alors que j'avais engrossé la fille dont j'étais amoureux, c'est tout naturellement que celle-ci s'est fait avorter, et je me rappelle que ma mère avait conseillé, ou du moins soutenu ma petite amie dans cette épreuve. Quand on pose la question du féminisme à Sagan, « à l'époque », elle répond que ça n'avait aucun sens. 

Bonjour Tristesse est un laboratoire où l'on étudie le plaisir. Mais de quel plaisir s'agit-il ? Le plaisir d'aimer, le plaisir d'être libre, celui de la littérature, de la jeunesse, le plaisir d'être une femme, de désirer ou d'être désirée, le plaisir de balbutier tout en se sentant plus intelligent et plus vif que le monde où stagnent lenteur et conformisme, le plaisir des sens (comme on dit), celui de la singularité, de la nouveauté ? Le plaisir de la paresse et de l'impatience ? Sagan savait pourtant que son coup d'essai avait réussi pour lui permettre d'apprendre à écrire. Gréco disait d'elle : « Elle sait qu'écrire est une chose très douloureuse. » Les livres sont des avortements plutôt que des accouchements. Ce qui sort du corps de l'écrivain n'est pas viable ; à chaque fois, il s'en débarrasse dans l'espoir d'écrire un vrai livre, le vrai livre. La réalité devient la fiction mais la fiction doit en passer par la réalité longuement ruminée. Le mur invisible de la page, de tout côté, la longue plage déserte de la vérité nommée.

Tout est déjà fini, quand on commence à écrire. Son père lui recommande de vite dépenser l'argent (60 millions anciens) qu'elle a gagné avec la publication de son roman. Jaguar, casino, champagne, la vie et la légende s'écrivent l'une l'autre tout en s'effaçant l'une l'autre. Quand on a dix-neuf ans, les lendemains sont déjà là, derrière le miroir. Sortir, danser, nager, dormir, tout cela ne fait pas tant de bruit que cette insolence tranquille pourrait le laisser croire. Gaspiller c'est aussi vivre. L'intensité et l'acuité du regard rachètent ce mélange de fièvre et de désinvolture qui caractérise Françoise Sagan. En 1954, être libre et différent était aussi difficile que ça l'est soixante-dix ans plus tard. Elle aimait s'amuser — c'était son mot. Être une intellectuelle lui aurait fait horreur. « Whisky, Ferrari, jeu » plutôt que « Tricot, maison, économies ». 

Vertige du solitaire qui se met à parler aux foules avec un naturel qu'il ne soupçonnait pas… Françoise est « sérieusement paresseuse ». En France, elle énerve. En Amérique où elle est célébrée comme une starlette (15000 exemplaires de son livre vendus chaque jour), elle dédicace tous les livres qu'on lui présente d'un « With all my sympathies », ce qui signifie : « Avec toutes mes condoléances ». Quand elle a eu un grave accident avec son Aston Martin, on l'a crue morte. On lui a fermé les yeux, on lui a pris sa chaîne et on lui a donné les derniers sacrements. Il était arrivé la même chose à ma mère, allée se faire avorter, seule, à Paris. La mélancolie fait des excès de vitesse. Au moins avait-elle compris qu'il n'y a rien à expliquer, ou plutôt qu'expliquer, quand on est écrivain, est un péché. Si l'on veut qu'il y ait une raison à tout cela, il faut nous laisser avoir tort. 

Avant que cette génération n'ouvre les yeux sur elle-même, elle a su dire ce qu'elle était, très simplement, sans théorie ni pathos. La vie va recommencer comme elle le fait toujours, on peut danser et boire, se caresser, fumer des cigarettes, écouter des disques, et crever la gueule ouverte. Le plaisir est toujours au-delà, même au plus fort de l'absurde et de l'ennui. 

dimanche 10 novembre 2024

L'oreille bouchée

 

Une oreille bouchée m'a réveillé en pleine nuit et m'a tenu éveillé jusqu'au petit matin. C'est toujours formidablement angoissant, pour moi, que d'avoir une oreille bouchée ; deux, n'en parlons même pas. 

Même la lecture en serait abîmée, je crois, de ne pouvoir s'appuyer sur le son et ses reliefs (qui ne sont pas ceux de la phrase écrite), même s'il est seulement rêvé, envisagé. J'ai d'ailleurs de plus en plus de mal à lire sans y mettre la voix quelque part. J'essaie de m'y contraindre, le plus possible, pour rester présentable (et pour pouvoir lire en public, par exemple dans une salle d'attente), mais c'est difficile et je ne tiens jamais longtemps. L'hypothèse de la vocalité, au minimum, doit être une réalité, comme un arrière-plan sur lequel la compréhension (l'entendement) se manifeste. Pendant très longtemps, j'ai ricané un peu bêtement quand j'entendais parler de ce pont-aux-ânes des littéraires qu'est le « gueuloir » de Flaubert, mais il faut bien reconnaître que j'y suis venu sans même m'en rendre compte, poussé par une nécessité réelle. Ça s'est imposé à moi sans que je n'en décide. C'est fou, tout ce qu'on entend quand on se relit à haute voix, tout ce qui vient à la surface, comme la crème sur le lait qui bout. 

Sur un roman de huit cents pages, je pense qu'au moins cinq cents sont lues à voix haute, ou mezzo voce, ce qui ralentit considérablement la lecture. Tant pis. Ce n'est pas grave.

Ce qu'il faut, c'est lire. Mais lire vraiment. Pas avaler des phrases. Je me suis réveillé avec cette obsession. Lire. Lire comme on écoute la musique ; comme toute ma vie, j'ai essayé d'écouter vraiment. De sur-écouter. (Ou peut-être pas, justement…) Le verbe lire, en français, a un avantage sur celui d'écouter, et même plusieurs. Il s'anagrammise en lier, pour commencer… 

Lire vraiment. Écouter vraiment. Ouvrir un livre comme on ouvre un visage, comme on l'aime. Repousser un peu les parenthèses de la présence, ou les guillemets du temps. Faire de la place pour le verbe, ou pour les substantifs, ou les adjectifs. On aime les défauts de la phrase comme on aime ceux d'un visage. Sa longueur. La peine qu'elle prend à se refermer ou… On lie la forme de l'oreille à celle des lèvres, on entre dans la texture de la peau, si l'on peut. Je vous demande un peu. Et l'on desserre le corset des mots, qui au petit matin sont des sons, car ils ont été prononcés en dormant. On aime la voix un peu abîmée, les cernes qu'elle voudrait cacher, ses odeurs asociales. On prend la chair dans les mains, c'est une feuille légère. Je ne sais comme est proche ma fin. Alors les pages qu'on dévoile… Ici, le jour ne se lève pas, ou très peu. Du moins en ai-je décidé ainsi aujourd'hui, après avoir vomi. Le foie au chaud. Seizième dimanche après la Trinité. Huitième symphonie de Beethoven. Cet allegretto scherzando nous ravit et nous amuse. C'est Beethoven, qui a composé cela ? Comme une succession de points-virgules qui se trémoussent drôlement, rebondissant sur le matelas. Il en faut, du talent et de l'intelligence, pour faire de la musique avec si peu. La jubilation d'un enfant qui fait jouer ses muscles… 

Il vaut mieux se taire, parfois. Elles veulent faire disparaître leurs cernes — ou leur goitre. On ne peut pas leur expliquer, elles n'entendent pas. Il faut les laisser se tromper. Elles avalent nos phrases comme des cachets amers, sans les mâcher. Tant pis. Ça leur reviendra, plus tard, longtemps après que nous ne soyons plus là, ces phrases non digérées, non entendues, on le sait bien. On essaie d'expliquer et on se heurte à un mur. (Elles parlent trop et trop vite.) La parole nous revient comme un boomerang. Plus on essaie plus le mur s'élève et durcit. Mais si les paroles tombent en cendres, la musique, elle, revient toujours. Elle ne cesse jamais, elle ne le peut pas. Elle laisse des traces. Il faut seulement que leurs oreilles se débouchent, et ça peut prendre des années. Les fantômes sont toujours là, dans les couloirs du temps mais ils ne se font pas remarquer. Ils ne sont pas pressés, eux. Le désir sait s'adapter aux ornières du chemin, il se grime, il se cache, il circule à travers les organes des corps, furet silencieux et translucide qui ne se révèle que dans ses effets ou ses symptômes. Le cachet diffuse… La peine qu'elle prend à se refermer ou le plaisir qu'elle a à ne pas savoir où elle va, à se poursuivre sans terme apparent, une page, trois pages, cinq pages… « Elle avait enlevé ses longs gants trempés et les avait exposés à la flamme. » On ne lui met pas un point dans la figure sans y réfléchir à deux fois, voyons ! Lettres de cachet… La pilule est parfois amère, mais avec un peu d'inconscience et de toupet, on arrive à se soigner en douce. Ça passe inaperçu. 

Avaler des phrases sans les mâcher est aussi indigeste qu'avaler de la nourriture en oubliant qu'on a des dents. L'estomac ne peut pas faire tout le travail. Une partie de l'esprit recule devant l'obstacle, c'est comme s'il voulait se décharger de la tâche sur une autre partie du corps. Il veut sous-traiter, et si c'est impossible, il boude. 

Les écrivains se déchirent sur les réseaux sociaux. L'un parle de « critique objective ». On en rit encore. Il est toujours mal vu de ne pas aimer (presqu'autant que d'aimer). Ceux qui aiment se sentent humiliés, ou niés, même ; ça va loin ! La morale intervient, on se demande bien pourquoi. On regarde ça de loin. Surtout ne pas participer, ou alors il faut s'en amuser, mais c'est impossible, car immédiatement on est pris dans le courant, qui est puissant. Le goût est une chose étrange, il y a longtemps qu'on le sait. Le goût qui ne sait pas marcher seul, qui a toujours besoin de son compagnon intime, le dégoût. Ces deux-là s'appuient l'un sur l'autre, comme des éclopés ou des poivrots qui rentrent chez eux. Ils se font des croque-en-jambe, comme deux sales gamins qui aiment patauger dans toutes les flaques d'eau dans lesquelles se reflètent les phrases des autres. La littérature, avant même d'être elle-même, est une chose qu'on partage avec des gens qui aiment en parler, qui font profession d'en parler, qui vivent du discours qui la borne et la maintient hors des profondeurs boueuses où elle s'abîme volontiers, quand elle est privée du regard des autres, de cet écho général et vague qui lui fait comme un habit toujours mal taillé mais rassurant, qui lui permet de sortir dans le monde sans trop montrer ses entrailles. Il vaut mieux se taire, parfois. Nos oreilles et notre bouche sociales s'obstruent prudemment. Traduisons les déclarations des uns et des autres en un langage simple. « C'est moi. » « Non, c'est moi. » « Oui, c'est vous, mais moi aussi. » « Moi non plus ! » Voilà. Le cercle s'est refermé, on a quitté la cage, on revient à la page, c'est plus sûr. « Il n'a aucun style. » Et ta sœur, elle en a, du style ? 

J'avais écrit : « La peine qu'elle prend à se refermer ou […] ». L'ordinateur a avalé un morceau de la phrase sans que je m'en avise. Je ne sais plus du tout ce que j'avais écrit (on ne s'aperçoit jamais de ce genre de choses dans l'instant). C'est sans doute mieux comme ça. Il y a des phrases qu'il vaut mieux ne pas achever. Il y a des femmes qu'il vaut mieux ne pas écouter. Pas trop. Pas vraiment. Écoute flottante… Les phrases se grimpent dessus les unes sur les autres et petit à petit forment une sculpture baroque qui tient debout on ne sait comment. Ça fait toujours passer le temps. Tiens, il y a du soleil ! 

On y met la voix comme d'autres y mettent leurs doigts, leur nez, leur langue. Le sexe est-il moral ? Vocal ? Oral ? C'est un jeu que bien peu savent ou ont la témérité d'explorer jusqu'en ce lieu où il nous révèle un nouveau monde. Il faut un peu d'inconscience, bien sûr, mais aussi du tact et de l'humour. Gary Peacock, interrogé à propos du trio qu'il a longtemps formé avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette sur les qualités essentielles, avait cette réponse trop simple et pourtant si profonde : « Listen, listen, listen. » Écouter, écouter, et écouter encore. L'amour est vocal, avant même d'être charnel. Écoute ! Ouvre tes oreilles ! Tout est lié, dans un corps, et c'est la vibration qui relie les systèmes entre eux. 

C'est un très grand écrivain ! Vous plaisantez ? C'est nul. Vous avez des prétentions à connaître quelque chose à la littérature ? Sérieux ! Dogmatisme ! Grotesque ! Dépourvu du plus mince intérêt. Bonjour chez vous. Bons fils, mauvais fils, cousins querelleurs. Garnements. Coups bas. Et ta sœur ? Ça a l'air aussi chiant que la critique qui en est faite. Plaisir contre plaisir, c'est la guerre. De vrais bons auteurs ? MMA sur Facebook. 

Je ne trouve pas « hérédisme » dans le dictionnaire. Je vois bien à peu près ce que ça signifie mais j'aurais aimé une définition un peu officielle, reprise et inscrite dans la loi des phrases. Léon Daudet écrit que « l'imagination commande le corps plus que le corps ne commande l'imagination. » Je crains de penser le contraire. Pour moi, tout procède du corps. Mais je vois qu'« hérédo », en revanche, figure dans le dictionnaire. « Tout homme de lettres est ce que j'appelle un hérédo. » Front bombé d'hérédo. Ça se transmet in utero. Avec un accent d'admiration dans la voix. « La preuve, je n'ai pas réussi à finir Ulysse de Joyce. » Plus que le snobisme, c'est l'anti-snobisme, qui est lassant. Les jeux sont défaits, avant même qu'on ait commencé à jouer. Ah, mais je vois que la Bienheureuse a tranché : « Il faut lire ses autres livres. Machin Truc est un des meilleurs écrivains actuels. » Ici, éclat de rire de Truc Machin. Conflits d'hérédismes. Je me rappelle cette soirée, à la salle Pleyel, dans un tout autre siècle. Claudio Arrau jouait le premier concerto de Brahms et j'étais littéralement émerveillé. À l'entracte, ou la fin du concert, je ne sais plus, ayant rejoint un de mes amis compositeur, celui-ci me fit doctement la morale. Il était impossible d'aimer l'opus 15 de Brahms sans se discréditer. Certes, il y avait de « belles choses » dans cette musique, il n'en disconvenait pas, mais elle était vraiment trop mal foutue, trop mal composée, contrairement au deuxième concerto, beaucoup plus tardif, comme ça se professait couramment à l'époque. On savait de quoi on parlait, alors ! Merde. J'en ai rougi, comme un type qui est bouleversé par le cul d'une fille mal élevée a tort de le proclamer devant ses amis. Je ne savais pas, alors, qu'il suffisait d'attendre un peu, quelques années, une époque, pour que mon jugement, ou mon goût, devienne tout à fait licite, voire banal. Et pour un peu, on aurait envie de contredire ceux qui aujourd'hui nous donnent raison sans y penser. (Ça manque vraiment de bathmologie, tout ça.) Vous n'y connaissez rien ! Mais vous non plus. Personne n'y connaît rien. Ils se feraient couper en deux plutôt que d'avouer que leur jugement tient à peu de choses, et peut se renverser à la faveur d'une crise de foi, un jour que leurs oreilles se bouchent ou se débouchent. Peut-être sur leur lit de mort… Mais comme ils se croient immortels, nous avons encore du temps devant nous. Les figures qui viennent à la lumière, une lumière acclimatée à l'air du temps, sont très souvent pour moi recouvertes d'une pellicule qui déforme l'image de l'auteur jusqu'à le rendre incompréhensible, même si sympathique. Il bavarde élégamment, certes, mais c'est comme s'il parlait depuis une chambre hermétiquement close qui empêcherait ses vocables de franchir la muqueuse tactique, celle qui transmue le sens en plaisir, le son en émotion. Il faut beaucoup de temps (perdu et retrouvé) pour savoir écouter et lire, relier les points erratiques qui dansent devant nos yeux comme des mouches irresponsables. Il y a une furtivité de la sensibilité. Les hallucinations collectives nous tiennent en respect, et l'on hésite, le plus souvent, à se glisser à travers les failles qu'on devine trop bien chez nos contradicteurs-prédicateurs jusqu'à des affirmations dont on sait à l'avance qu'on les regrettera un jour. Attendons, rien ne presse. L'époque va se fatiguer plus vite que nous.

Plaire aux peintres, plaire aux hommes, plaire à la lumière, mais surtout plaire au temps qui passe. Ne parle pas. Économise tes mots. Laisse-les t'envelopper doucement. Patiemment. Tu n'as pas besoin de les envoyer loin de toi comme des têtes chercheuses qui réclament leur dû. Calme-toi, je ne te veux pas de mal. Cor, trois hautbois, hautbois da caccia, orgue obligé, deux violons, alto et basse continue. La musique a cette supériorité définitive sur la littérature qu'elle finit toujours par se moquer de l'idéologie. Je dis que lire c'est lier, mais c'est au moins autant délier. C'est revenir sur la phrase et la prendre à revers, quand elle a fini de parler fort, à la racaille, de s'affirmer, de prétendre. « Les conflits d'hérédisme, de réapparitions congénitales au sein de la méditation et de la mémoire, donnent lieu à des images tourmentées, que connaissent bien les hésitants, les douteurs, et, en général, les abouliques. » Hérite-t-on du Doute ? C'est un trouble, à n'en pas douter, qui peut resurgir à tout moment sans sommations, ce dont nous lui savons gré. Le tourment et l'hésitation c'est comme la première fois qu'on met la main sur la peau d'une femme, cette griserie, qu'on aime et qu'on craint, cette divine ambiguïté, cet impossible devenu soudain possible, à l'instant T, le geste interdit qui est approuvé à notre grande surprise. « Une sorte d'inhibition se produit devant le déclic de la volonté, et, dans le doute, l'inertie l'importe. » J'aime les volontés qui abdiquent, qui s'inclinent devant une autre conduite de la sonorité, du geste et de la voix. Une fois l'idée attrapée, on n'est plus guère excité. Il faut autre chose pour que le désir se continue, en quelque sorte malgré lui. Le désir vrai doute encore, même quand il a remporté une victoire. L'incertain du geste et son inertie, sa traînée psychologique et chimique nous amène ailleurs que là où l'on désire aller — c'est heureux. Les corps lus nous mettent cul par dessus tête. Douteur, mon frère. 


mardi 5 novembre 2024

Fuir

 

« Je n'écrirai jamais de symphonie ! Tu n'as pas la moindre idée de ce que c'est que d'entendre constamment résonner les pas d'un tel géant derrière soi ! » 

Cherchez-vous un moyen rapide de prendre connaissance de l'abjection de notre époque ? Parcourez l'entrée Wikipedia consacrée à la troisième symphonie de Brahms. Vous verrez qu'en cette fiche très succincte un paragraphe entier est consacré à ce qu'ils nomment « reprises et adaptation », où il est bien sûr question du troisième mouvement : Savoir que Gainsbourg et Frank Sinatra ou Carlos Santana ont repris un thème de Brahms lui confère sans doute, pour ces tortionnaires de la grandeur, la majeure partie de son intérêt. 

Quel rêve extraordinaire j'ai fait, en fin de nuit, vers six heures ! J'aime ces rêves complexes, stratifiés, avec beaucoup de personnages, dont certains sont des revenants, ou des habitués — qui reviennent régulièrement dans mes rêves, personnages à la fois singuliers et multiples. Singuliers parce qu'on les reconnaît immédiatement, sans le moindre doute, que leur aspect et psychologie sont à peu près conformes à ce qu'on attend d'eux dans la vie diurne, mais multiples parce qu'ils sont en chaque occurrence très différents, et offrent au rêve des qualités et des fonctions qu'on n'aurait pas imaginées, qu'ils sont, dans chaque songe, très originaux, drôles et profonds à la fois, très caractérisés, ductiles et malléables. Il se trouve que deux de ces gaillards sont revenus à peu d'intervalle (environ une semaine) dans mes rêves : R.C. et Q.V. Les rêves dans lesquels intervient R.C. (j'ai dû en faire une dizaine depuis vingt-cinq ans) sont toujours merveilleusement subtils, très poétiques, très complexes et empreints d'une intelligence et d'un esprit étincelants. 

En plus de ces deux-là, il y avait beaucoup de rôles masculins (l'un d'eux, innommable — je crois savoir de qui il s'agit, je vois s'esquisser son visage assez caractéristique, mais je n'ai pas envie de le nommer), et deux femmes. Parmi les acteurs du rêve, les deux femmes avaient un rôle important. Christine S était très nettement un premier rôle, et MPF avait un rôle subalterne mais tout de même frappant (que j'ai en grande partie oublié (elle avait une jambe de bois)). Chez les hommes, hormis les deux déjà cités, Daoud B. incarnait son propre rôle (ce qui n'est guère flatteur). Christine, à la fois flamboyante et exaspérante (mais très sexuelle), incarnait un personnage à la limite du ridicule, et quelque chose me disait, sans que je me le formule explicitement, qu'elle était la couverture (ou la doublure) de quelqu'un d'autre (sans doute Isabelle). Pourtant c'était bien elle, sans qu'il soit permis d'en douter. Elle était à la fois odieuse et impériale mais aussi, j'insiste sur ce point, assez ridicule pour qu'elle soit crédible. 

J'ai oublié l'essentiel, c'est-à-dire tout ce qui faisait le sel et le charme incomparable de ce rêve. (Ma vie n'est faite que de rêves à demi oubliés.) Ne sachant comment retrouver l'essence de cette construction onirique, sa formule cryptée, j'ai cherché une musique qui soit à même de l'évoquer, au moins un peu, et j'ai immédiatement pensé à Stravinsky. Le Stravinsky de Petrouchka. Petrouchka dans sa version pianistique, avec ses accords très riches, pleins de doigts. Petrouchka volubile, acrobatique, virtuose, mais aussi grotesque et pathétique. J'espère que des souvenirs plus nets de ce rêve me reviendront, comme cela arrive parfois à l'improviste. Écrire n'est jamais que retrouver par inadvertance des bribes de rêves évanouis et tenter de les organiser quelque peu.

Mon rêve de la semaine dernière était une sorte de prologue à cette dernière chimère, beaucoup plus simple, moins narratif mais très gai et assez mystérieux. La couleur jaune y était prégnante. Je l'ai noté quelques minutes après le réveil, de manière succincte : En préambule, un rêve érotico-amoureux, très bref, dont Anne est encore une fois l'héroïne (…). Ses lèvres, épaisses, cartonneuses, mais ô combien pourvoyeuses de plaisir… Mon désir… Son attitude à mon égard — c'est tout ce que j'aime… Son mec (mari, amant ?) est très jaloux de moi. Puis, sans transition, rêve avec R.C. en courrier, en estafette, si vous préférez. Il vient en trottant, diplomate très élégant, sans veste, avec un chandail sans manches, me délivrer un message de la part de Q.V. Le message consiste en un mot-de-passe : « Tohu-Bohu ». Je suis gêné qu'il ait pénétré dans mon intérieur qui est sale et en désordre (je vois encore très nettement la table du salon sur laquelle s'étale un grand méli-mélo, et même des miettes de pain, mais où se trouve également un très joli disque dur jaune, laqué, fin, allongé, d'une grande élégance et netteté qui contrastent avec le reste. La porte-fenêtre qui donne sur le jardin était ouverte. Il fait beau. L'Émissaire est très aimable, « très-R.-C. », en somme. J'ai malheureusement oublié la substance (ou le prétexte) du message de Q.V., mais il avait un rapport avec mes manuscrits, j'en suis convaincu. Un peu plus tard (mais c'est le même rêve), je me balade dans le village en compagnie d'une grande femme inconnue d'un certain âge, aux cheveux gris et longs. Tout en marchant, je lui apprends, sans le nommer, qu'un écrivain très important et très célèbre habite dans notre village. Elle semble intéressée par cette révélation. Elle aimerait en savoir plus. Je reste évasif, sans savoir ce qui me retient de lui dire la vérité. La tonalité générale de ce second rêve est très gaie, pleine d'humour et de vivacité. C'est une fiction très agréable dont malheureusement j'ai oublié la fin. L'atmosphère est à l'intelligence et la gentillesse. Allegro.

J'ai du bois à fendre, écrit quelqu'un que je ne connais que de réseau. Moi, du bois, je n'en ai pas, et je le regrette. Je regrette ce temps (les années 80) où j'allais de l'autre côté de la ruelle fendre du bois pour alimenter mes trois cheminées et ma chaudière. Il écrit aussi que tous les discours sur l'amour l'ennuient. Je dois beaucoup l'ennuyer, s'il arrive qu'il me lise, ce que je crois. L'avenir est sombre. Depuis un mois, j'ai comme on dit gardé la chambre. Je l'aime, ma chambre. Si au moins j'avais dormi… Je m'avise avec beaucoup de retard que les douleurs continuelles que j'ai endurées depuis presque un mois ne sont pas une nouveauté. Il y a quelques années, les mêmes douleurs m'avait conduit aux urgences d'Alès. Je croyais alors être empoisonné à l'arsenic. En deux autres occasions sont revenues ces mêmes douleurs qui m'avaient conduit à appeler un médecin à sept heures du matin, lequel m'avait soulagé avec des piqures. C'est la première fois que je supporte ça aussi longtemps. Les antispasmodiques ne soulagent pas du tout. Comme la douleur n'est pas réellement insupportable, on essaie de la supporter (c'est ce que j'ai fait depuis le 30 septembre). Mais ce qui est insupportable, c'est qu'elle soit sourde, lancinante — et surtout constante —, et que rien ne puisse la faire céder. On peut dire qu'elle m'aura bien occupé, durant ce mois d'octobre, jusqu'à m'empêcher de lire, d'écrire, et même d'écouter de la musique. Raphaële me parle d'appendicite, mais je suis sceptique. Je me suis traité avec de l'argile, des clous de girofle, une nourriture adaptée et quelques jeûnes. Je ne crains pas ce qu'on appelle « la maladie ». Je ne crois pas aux maladies, que je préfère appeller « symptômes ». La seule chose qui me fasse réellement peur, c'est l'absence de sommeil. La folie n'est jamais loin, alors, et ça terrorise. Durant des jours et des jours, j'ai cru que plus jamais je ne pourrai me nourrir normalement ; perspective assez inquiétante. Il faut toujours essayer de se rappeler, quand on est « malade », que ce qu'on nomme maladie n'est que l'effort que produit notre corps pour retrouver un équilibre toujours instable. Ce n'est pas facile. Tohu-bohu… Tout est langage. Surtout la maladie. Mais lorsqu'on est malade, on n'entend pas, on n'entend plus, on ne distingue pas les paroles que nous adresse notre corps, car on n'est pas habitué à ce qu'il parle fort. On croit qu'il s'agit d'une langue étrangère alors que tout au contraire c'est le seul langage réellement personnel et intime qui nous traverse, le seul discours qui nous est adressé singulièrement. 

La langue de la maladie et la langue des rêves ont beaucoup de points communs. Nous prenons leurs discours pour un tohu-bohu parce que les croyances partagées avec les autres nous ont éloignés de nous-mêmes, de la vie qui quoi qu'il arrive persiste en nous, cherche à se rétablir. Je suis un mammifère avant d'être cartésien ou libéral ou musicien. Je suis une bête qui va mourir, quoi que je puisse dire ou écrire, ou croire. Se nourrir, produire des déchets, et dormir, voilà ce que l'idéologie ne pourra jamais contredire, quelles que soient ses prétentions et ses fanfaronnades. L'utopie et la justice viennent se briser sur les besoins fondamentaux de la cellule vivante. Dans nos rêves et dans nos douleurs il y a le feu incorruptible de la biologie qui ne cesse de s'exprimer. C'est elle qui est première. Ce que l'homme appelle désordre n'est qu'un ordre supérieur et nécessaire qu'il ne sait pas déchiffrer. Les langues se déploient toutes en même temps, parallèles les unes aux autres, et c'est de leurs rares croisements que naît l'angoisse de celui qui ne dort plus. L'eau monte. C'est la danse des nounous. J'ai l'intuition qu'il faudrait repartir de l'origine et remonter le courant mais je n'en ai plus le courage, ni la force, si je les ai jamais eus. Pourquoi nous avez-vous mis au monde ? Elle avait une jambe de bois…

Quelques incursions brèves et erratiques dans l'époque me signifient sans ménagements qu'il faut impérativement l'éviter. Nous n'avons rien à nous dire, elle et moi. La nostalgie n'est le plus souvent que le dégoût travesti, c'est un leurre, un déguisement. Ils parlent de littérature, ils parlent de musique, ils parlent d'art, ou plus simplement d'amour, de mode et de morale, et nous voyons d'atroces grimaces et des torrents de merde qui nous montent à la taille, des charognes et des clowns terrifiants qui s'invitent dans nos alcôves. Toute cette racaille ne cesse de parler, de parader, d'exister, de nous prouver sa monstruosité par un constant excès de banalité. Alors on se réfugie dans le souvenir, bien sûr : c'est le seul sanctuaire qu'ils n'ont pas encore su détruire. Mais même lui, le Souvenir, est entrelardé de publicités et d'échardes de vulgarité. L'eau monte. Elle avait une jambe de bois. Ils ou elles ont de gros muscles, ils ou elles ont de l'argent, ils ou elles ont de belles bagnoles, ils ou elles ont des baskets aux pieds, ils ou elles connaissent les paroles des chansons, ils ou elles sont tatoués et vaccinés, ils ou elles lisent les livres d'Amélie Nothomb, on a de la merde jusqu'au nombril, je préfère ne pas connaître les noms des hommes et des femmes politiques, ils ou elles se filment en train de jouer le troisième mouvement de la sonate au clair de lune sur Youtube, elles ont de grosses fesses et de grosses lèvres, ouais, elles jouent de la batterie ou elles dirigent des orchestres, elles se foutent de grandes mandales dans la gueule et s'en battent les couilles. L'eau monte toujours. L'homme aime construire et défricher — c'est indiscutable. Mais pourquoi aime-t-il passionnément aussi la destruction et le chaos ?

J'avais oublié à quel point le dernier mouvement de la troisième symphonie de Brahms est extraordinaire. J'imagine Schumann écoutant cette musique. Il aurait eu l'impression de se trouver face à la réincarnation de Beethoven, ou au moins à la seule personne sur terre capable de continuer ce que le grand génie avait entrepris au tout début du XIXe siècle, d'en donner des développements viables, solides et inspirés. (Est-ce que Brahms aurait composé cela si Schumann avait été encore vivant ?) Le romantisme est chose complexe. On ne sait jamais à partir de quel moment il a quitté définitivement les rives du classicisme allemand. Je revenais du scanner à Alès quand j'ai entendu la fin de cette symphonie, dans la voiture. Que ce soit le finale de la Troisième ou celui de la Première — adagio, piu andante, allegro non troppo ma con brio, piu allegro —, je ne peux imaginer ces mouvements dirigés autrement que par les bras de Karajan, ses bras en avant de lui, vers le bas, sans baguette, brassant une matière dense et lumineuse, souple mais dense. Cinquante-deux coups de timbales à l'unisson avec les contrebasses, sur le do. Il y a une atmosphère humide d'étoffes mouillées et des respirations épaisses. Il y a des moments, dans la vie inexplicable de ceux qui aiment la musique, où l'écoute sans préméditation d'une œuvre bien connue soudain les conduit à entendre toute la musique, où, dans quelques mesures d'un mouvement de Brahms, ils entendent bien autre chose que ce que le compositeur a écrit. L'espace de quelques secondes, cet auditeur-là ne sait plus exactement ce qu'il entend, car dans la musique de Brahms c'est aussi Beethoven, Bach, Schumann, Bruckner, en un mille-feuilles subtil et paradoxal, et d'autres encore, qui passent comme des spectres sans épaisseur, sans qu'ils se contredisent le moins du monde : on descend dans les profondeurs de la matière sonore, dans le temps, on descend si profond qu'arrivé à un certain point les compositeurs n'existent plus. Le son, à ces profondeurs, n'appartient plus à personne. C'est l'orchestre, qui parle. C'est l'esprit et la matière indissociables. J'ai de la fièvre. Je ne dors pas. L'eau monte. Je vais me noyer. J'ai rêvé de Rosa Luxemburg, Rozalia Luksenburg, née le 5 mars 1871 à Zamość en Pologne et morte assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne. Je me souviens des Spartakistes de ma jeunesse. Le thème principal du dernier mouvement de la première symphonie de Brahms revient et emporte tout sur son passage (largamente). Les larmes me montent aux yeux. Je vais me noyer. Je suis comme l'eau qui s'écoule et tous mes os sont disjoints. Mon palais est sec comme un tesson d'argile et ma langue s'attache à la mâchoire. Il est une heure du matin, Dieu est mort. Eux, ils m'observent et me contemplent. Le temps semble long, sous la pluie. La maladie et les rêves ont bien des points communs. La peur à reculons me prend, me fait repasser par ce frémissement, ce souffle de l'inconnu. Elle criait « encore ! encore ! », à l'étage, juste au-dessus de la pièce où je dormais. Cinquante-deux coups de timbales… Le grand silence de la chambre. Je rallume la lampe de chevet. 

La laideur distrait. Elle possède. Elle possède les êtres bien plus que la beauté. Elle les fait se trémousser, s'agiter, gesticuler. La beauté est une grande vague souterraine, large, océanique. Les thèmes de Brahms sont souvent de cette nature. Mais qu'est-ce que j'ai à vouloir vous parler de ça ? Qui s'en soucie, de Brahms, de Stravinsky, des timbales et des contrebasses, des douleurs et des terreurs d'un vieux solitaire au fin fond d'une chambre qui rêve et qui pleure ? Il faudrait raconter une histoire, il faudrait parler des animateurs télé, des influenceurs, des virus effrayants, du sexe de Brigitte Macron et des dents de Polska, de Frédéric Beigbeder ou de Maxime Chattam, ou alors d'Israël et de Mélenchon, à la rigueur du Grand Remplacement et de la Nouvelle Droite. Participer. Aimer les gens. Émouvoir. Créer du lien. Critiquer le wokisme. S'indigner. Créer du contenu. Parler la langue : la leur. Se taire. Oublier. Sourire comme un vieux sage tranquille et malin. Répondre au téléphone. S'intéresser. En être, quoi ! Mais si je m'éveille, alors, c'est que je dormais ? Cache ton dégoût, Clochemard ! Tu parles trop, toujours trop. Tu es insensible. On te l'a dit. Ou alors trop, je ne sais plus. Écoute-moi, quand je te parle, moi ! Écoute-toi, quand je me parle de toi qui es moi et tous les autres qui n'existent pas et toutes ces saintes immondes qui se baladent en leurs auréoles glaireuses. Toutes des putes. On tremble de poser un pied dehors, tout est contaminé. C'est la danse des nounous. Elles n'ont plus de jambes de bois, elles sont entièrement reconstruites, améliorées. Libérées. Puissantes. Directrices. Premières. Plus le temps de baiser. Branlez-vous, les mecs, les boomers, les débris. Taisez-vous. J'étouffe. Le jour où j'ai arrêté la musique, je me suis condamné à mort. Cancer qui a commencé à grandir silencieusement, à s'infiltrer partout. L'eau monte toujours. La journée va être rude. Toute cette laideur qui m'est tombée dessus. Rien ne m'avait préparé à ça ! Tohu-bohu et possession. Il faudrait un exorciste. Les faire taire une fois pour toutes.

Brahms, Mozart ou Beethoven n'ont composé que pressés par la noble et vertueuse ambition d'être un jour repris par Gainsbourg ou Frank Sinatra, il va sans dire. Leur art balbutiant et primitif n'aurait pu survivre sans la générosité indolente et vaguement apitoyée de nos téméraires contemporains, les Revisiteurs du soir, hilares et décalés, le précis de déconstruction dépassant de leur poche revolver. Dévouons-nous pour dire ce qui va sans dire : il faut rendre hommage aux vrais artistes, les Lilliputiens à subvention et villas à piscine, les Morveux enrappés, les Californiens planétaires qui font la sieste à dix mille mètres d'altitude après avoir vidé une coupe de champagne. C'est du cinéma. Oui, en effet, c'est du cinéma, à tous les sens du mot. Ils ont multiplié les lanternes magiques à partir de vessies mal vidées. Ça sent vaguement la pisse, mais comme leurs sens sont réduits à peu de chose, personne ne semble incommodé. Depuis longtemps le chagrin n'a plus ni peau ni noblesse. On le laisse volontiers aux mauvais coucheurs qui rêvent seuls dans leurs chambres ; ceux-là ont déjà perdu toute dignité, à ne pas distinguer la beauté du monde qu'ils désertent en poussant quelques râles inarticulés ne dérangeant même pas les araignées tapies dans leurs cerveaux exténués. 

Si je devais écrire quelque chose, aujourd'hui, ma seule ambition, mon seul désir seraient de disparaître totalement aux yeux du présent, de m'en séparer si radicalement que plus personne ne serait en mesure de comprendre de quoi je parle, quel est le sujet de mon livre. Mon plancome est nul, inutile de me le signifier. Qu'y puis-je, moi, si la voix de mon époque me répugne tant — Adèle Exarchopoulos est un exemple presque chimiquement pur de cette voix si repoussante, si antipathique à mes oreilles que je comprendrais fort bien qu'elle soit choisie par mes congénères comme une sorte de Marianne universelle ? Vous entendez ? Non, bien sûr. À quoi bon poser la question… Je ne sais pas exactement quelle forme pourrait prendre un suicide littéraire, en 2024, mais cela me semble la seule voie envisageable. La chose est d'ailleurs merveilleusement illustrée par le destin d'une maison d'édition prestigieuse comme Gallimard. Quoi de plus radical et limpide que le passage de Gaston à Antoine ? Ici comme ailleurs, la liquidation est à l'honneur, mais elle se montre avec une transparence impressionnante. C'est le discours de la Méthode. C'est le Modèle, un peu comme le pape François succédant à Benoît XVI l'est à une autre échelle, celle de la civilisation européenne. On peut dire en tout cas que ces deux vaillants soldats n'auront pas rechigné à la tâche, qu'ils auront bien mérité les honneurs que mon époque leur rendra nécessairement. Ma seule véritable contribution à l'humanisme contemporain pourrait être de rédiger un anti manuel de savoir-vivre, c'est-à-dire d'expliquer scrupuleusement à qui voudrait s'y risquer comment l'on peut être encore plus seul parmi la multitude. Il me semble avoir développé en ce domaine une expertise unique. Nous apprenons, souvent contre notre gré, à gravir les échelons qui conduisent à notre perte, mais nous l'apprenons avec une habileté et une gourmandise qui nous étonnent nous-mêmes. Sans doute y faut-il quelques dispositions, au départ, une nature un peu singulière, peut-être, mais je crois surtout que le monde nous aura ici grandement aidés. Commençons par écouter le troisième mouvement, adagio sostenuto, de la vingt-neuvième sonate pour piano de Beethoven, la dite “sonate Hammerklavier”, dans l'interprétation d'Emil Gilels, car il faut toujours revenir à l'essentiel, c'est-à-dire à la musique qui sépare, à la musique qui vous coupe radicalement des autres, à la musique qui fait de la solitude non pas une expérience, mais la seule réalité à la fois indiscutable et impartageable. Que Dieu est facétieux de nous avoir plongés dans une époque dont les noms connus de tous sont Hanouna, Nagui, Ruquier, Nothomb, Arthur, Joey Starr, Laurent Baffie, Mbappé, Paul McCartney, et tous ceux qui sont qualifiés de « stars », dans quelque domaine que ce soit. Que le premier qui a eu l'idée funeste de parler de « star » soit maudit à jamais ! Son initiative est à mettre sur le même plan que la bombe atomique, le clonage ou la viande synthétique. Les trous noirs auraient dû rester invisibles, inexistants, du domaine du rêve ou du cauchemar, comme Dubaï ou la musique de Phil Glass. Mon époque n'entend plus les pas des géants, dans son dos, car la langue qui permettait de les entendre a été abolie. Elle a inventé le microscope électronique à « stars » : ceux-là sont en pleine lumière et projettent une ombre gigantesque sur la civilisation réduite à l'état de poussière. Brahms, Beethoven, Goethe, Rodin, Debussy, et même Stravinsky se taisent et se terrent, bien heureux d'avoir échappé à ce qu'ils n'auraient jamais pu imaginer, peinards dans leurs tombeaux, tranquilles dans leur solitude exaspérée, à des millions d'années-lumière de nous. On peut même penser qu'ils espèrent un oubli total et définitif, trop effrayés de voir ce que leur descendance a imaginé, trop humiliés de voir à quoi leur art est comparé, trop désemparés devant ce qu'il leur est impossible de comprendre. Mais tout va si vite. La bêtise majuscule s'est accumulée brusquement en une amplification démoniaque, c'est une avalanche impérieuse et impatiente, pleine de rage et de fureur. Mon père est mort en 1972, et, très souvent, je pense à lui comme un bienheureux, un Épargné. Sa vie s'est arrêtée juste au seuil du Désastre. Épargnés, nous ne le sommes pas, nous, c'est le moins qu'on puisse dire. Il faudrait un tombeau si profond et si superbement étanche que rien ne nous parviendrait plus de la rumeur maudite de ce siècle et de ses enfants hurleurs, de leur sale langue merdeuse, de leurs chansons terrifiantes, de leur morale immorale, de leur esthétique infâme et répugnante. Fuir ! C'est le plus beau verbe du XXIe siècle. Le seul qui ne mente pas. La seule promesse. C'est un trou de souris par lequel nous espérons disparaître, l'infiniment petit étant notre sauf-conduit, puisque la vie nous refuse la vie, puisque la paix se retourne contre nous et vient nous torturer au creux de la nuit. 

Reprises et adaptations… Dieu se tait. On le comprend. Lui non plus ne reconnaît plus ce qu'il a pourtant créé, il a été dépassé par ses créatures, il a laissé faire, sans doute lassé de la Bêtise arrogante qui insiste et jamais ne se lasse, qui ne connaît ni le repos ni la honte de ce qu'elle est. Il est capable d'indifférence, au contraire de nous, car il a mis tellement de distance entre lui et le monde que nos cris et nos terreurs sont incapables de troubler son splendide isolement. Je suis désolé de devoir vous le révéler, mais Dieu est Dieu, c'est-à-dire qu'il est divin. Ce n'est pas un homme augmenté, ou plus intelligent, ou meilleur que nous, il ne pense pas comme nous ; et d'ailleurs il ne pense pas. Sa nature l'en préserve. La pensée est une petite chose, à cette mesure. C'est notre besoin d'avoir un semblable à qui nous adresser qui nous aveugle, c'est notre incapacité à imaginer le tout autre, qui nous fait croire qu'il n'existe qu'une sorte de vie et d'intelligence, c'est notre pauvreté spirituelle et nos peurs qui nous empêchent de voir plus loin que ce que nous pouvons comprendre et expliquer, c'est notre invraisemblable arrogance qui limite le monde sensible à ce que nous croyons être : nos yeux ne voient que notre reflet varié dans le miroir. Je n'avais jamais réellement entendu ce solo de violon (d'abord doublé par le hautbois et le cor) dans le second mouvement de la première symphonie de Brahms : il suffit à transformer complètement mon écoute. Comme toujours, il suffit d'apercevoir un chemin insoupçonné pour que le monde prenne un sens nouveau. Combien de fois cela m'arrive-t-il avec les mots, qu'un beau jour je me mets subitement à entendre, alors que je les prononce chaque jour sans que la chair vivante de leurs sonorités parvienne à mon esprit. Si la musique a un sens, c'est bien celui-là : qu'elle nous révèle la richesse d'un monde que sans elle nous ne percevrions pas. Si elle n'est pas révélation, dévoilement, elle n'est à peu près rien.

Il y a quelques années, j'avais eu une initiative étrange. J'avais eu l'idée saugrenue d'inviter publiquement, sur un réseau social, à une sorte de rendez-vous virtuel avec la Beauté. Je demandai que tous ceux qui comprendrait le sens de ma proposition déposent simultanément sur la Toile la Rhapsodie pour alto, chœur et orchestre de Brahms. L'idée étant qu'une même œuvre soit mise en lumière (existe) dans le monde au même instant par un certain de nombre de personnes qui ressentaient le besoin de créer une sorte de rupture dans la trame ordinaire de la laideur, d'ouvrir une brève parenthèse qui fasse place à l'ancien monde. Il fallait donc impérativement se mettre d'accord sur une heure précise et agir de concert. La gratuité absolue de ce geste commun me semblait devoir lui octroyer une certaine force symbolique. J'ai dû renoncer bien vite, car aussitôt, ce ne fut que critiques, propositions alternatives, chacun désirant surenchérir et se singulariser à peu de frais. Pas cette version, pas cette œuvre, pas ce moment, pas de cette manière, etc. Tout à coup, c'est comme s'ils avaient eu cette même idée depuis toujours, et bien meilleure que la mienne, bien sûr. Las… J'aurais dû m'en douter : c'est toujours le subalterne qui triomphe de l'essentiel, c'est toujours la pose qui l'emporte sur la vérité, la loi du nombre qui terrasse l'exception. Ce fut une grande leçon. Il faut parler seul, quitte à ce que personne n'écoute. C'est la seule manière de dire quelque chose. Dès qu'un groupe se forme, la beauté et la vérité s'enfuient, car elles n'existent que dans la singularité. Il est possible que cela n'ait pas toujours été ; c'est en tout cas le monde dans lequel je vis, et je ne connais que celui-là. Peut-être est-ce mieux ainsi… La musique, telle que je la conçois, du moins, ne peut exister que dans l'amour et l'inlassable et incalculable émerveillement de l'éphémère. Ce rendez-vous était un rendez-vous amoureux, à la fois public et clandestin, hautement improbable. C'était sans compter sur la banalité prévisible des mentalités, qui ne déteste rien tant que ce qui lui échappe, car elle est peureuse et conformiste. Tant pis ! Il faut croire que je manque à tous mes rendez-vous. Nous n'avons pas les mêmes points-de-vue temporels, les mêmes rythmes circadiens, mes contemporains et moi. Je les trouve grossiers de n'être jamais à l'heure, ils trouvent que je suis à contretemps, ce qui est sans doute vrai. Quand je parle avec sincérité, on ne me croit pas. J'ai longtemps essayé, pourtant, de me conformer aux rythmes des autres, d'apprendre leur langue, mais je dois admettre que nos pas et nos mesures ne sont guère compatibles, que nous n'entendons pas les mots et les gestes selon les mêmes modes. À la fin des fins, c'est l'oreille qui décide. Le son est le grand organisateur secret du monde ; au commencement était la vibration. Mon idée était vouée à l'échec, je m'en avise aujourd'hui, et finalement, c'est cet échec en quelque sorte inéluctable qui était précieux. Reste la Rhapsodie, immortelle et toujours à découvrir, au sens propre. Les vraies musiques sont toujours cachées, recouvertes par la contingence et le bavardage, et ne se révèlent qu'à ceux qui font l'effort d'apprendre à les aimer. Et pour aimer, il faut une rencontre singulière, à nulle autre pareille, fragile et instable. Qu'elle soit par définition inadmissible ne devrait pas surprendre. 

L'amour, le rêve, les douleurs et la musique, voilà la trame en deçà de laquelle on ne peut aller sans se perdre soi-même. C'est une sorte d'épiderme, ou de muqueuse, toujours un peu à vif, fine et fragile, qui nous sépare des autres et nous donne forme ; c'est notre timbre propre, irréductible. Je pense souvent à cette leçon que Cortot avait donnée, sur Le Poète parle, de Schumann, la dernière des pièces des Kinderszenen. Il s'était mis au piano, pour montrer ce qu'il ne savait pas expliquer avec des mots, et il avait eu ces paroles admirables : « La vérité est qu'il faut rêver ce dernier morceau, et pas le jouer. » Le vieux spectre, déjà de l'autre côté du miroir, ne joue pas du piano avec ses doigts, mais de la pointe de son esprit, et même de son âme. Je ne connais rien de plus beau que ces deux courtes minutes, qui valent toutes les “masterclasses” du monde. La musique le traverse, son corps est si léger, si diaphane… « Être en présence d'un rêve qui se poursuit… » Le Mystère est palpable, intimidant, presque suffocant, on le respire, on l'entend, stupéfié par ce que la musique peut, lorsqu'elle est laissée tranquille, lorsqu'un musicien de ce calibre lui sert de vecteur, sans se mettre entre elle et nous. Et l'on réalise alors à quel point les grands compositeurs sont aussi de grands penseurs dont les spéculations sonores valent bien celles des philosophes.