mardi 22 octobre 2024

(Insomnie 5)

 

La douleur est toujours là, assise dans l'esprit, mais elle en sort, aussi, et s'étale comme une pâte, elle prend son temps, elle est chez elle, on dirait, elle l'a toujours été, la tranquille plénitude de la douleur nous affole, nous chasse de notre corps, on tombe en arrière, la nausée vient, la nausée défait le temps, le rend incompréhensible, vicieux, mol et visqueux, la nuit ne peut plus rien, elle n'est plus le contraire du jour, elle aussi s'étale et semble sans limites, la peur qu'on me touche, et l'espoir fou qu'une présence parle, qu'avec des mots elle circonscrive l'infini de mon regard retourné sur lui-même. La mère ? On flotte à l'intérieur d'un nuage de poussière pourrie. On ne comprend pas. Il n'y a rien à comprendre, mais on voudrait se rassurer, on ne veut que cela, et que quelque chose enfin dissolve, nettoie cette glu inhumaine et tenace, calme, passive et envahissante, lutte un peu, au moins, lui impose des limites, l'empêche de se répandre dans toute la mémoire qui s'avance comme un fantôme invincible. Il faudrait un leurre, une diversion, une grâce. Une main sur le front, une parole. Mais on est immobile, c'est ça le drame. Livré. Une sorte de hasard neutre et indifférent aspire notre volonté, le souvenir de notre volonté, le souvenir de la vie, de ce que la vie signifiait. On comprend qu'entre la vie et la mort il n'y a rien, personne. Personne à appeler, personne à qui confier la tiédeur qui s'exhale de nos entrailles, pas de secours à attendre, même pas un heurt qui viendrait nous distraire une seconde, un ordre, une caresse : le coup de grâce, le « enfin ! ». La vie est ailleurs, maintenant on comprend. Quand ? On n'ose pas penser ce mot. Quand est-ce… À quel moment y aura-t-il un changement, une bifurcation ? Une transformation ? Une halte, peut-être. Un oubli. C'est immense, un œil de cheval. Immense et bombé. Aucun reproche. La fadeur atone de la chambre. Un moment, je vous en supplie ! Quelque chose ! Un caprice auquel s'accrocher, un défaut où mettre la main. Même un cri. Il n'y a plus que le temps ; du temps à perte d'espoir, opaque, sans qualité ; du temps pur. Buté. J'ai tout oublié, sauf l'oubli : ce qui ne passe pas. Mais ce n'est pas un repos. Loin de là. Ma volonté me dégoûte. Mon pire ennemi. Je veux m'abandonner mais je ne le puis pas. La douleur reprend sans cesse, en amont. C'est une chaconne, imbécile car sans but. Si je connaissais sa cause, je serais moins démuni. La terreur vient de ce qu'il n'y a pas de cause, pas de raison, pas d'origine. Elle n'a ni début ni fin. On se dit : restons calme, faisons-nous discret, elle va se lasser, elle va continuer son chemin hors de nous, hors de la chambre, mais plus nous nous efforçons à cette patience, ou à cette indifférence, plus elle insiste. Ce n'est même pas qu'elle insiste, non. Elle est. Elle est la patience-même et nous ne faisons que la singer. Elle était là avant nous. Elle ne partira pas. L'horrible vérité s'impose à nous : la douleur et le temps sont une seule et même chose. Des mots passent, qui ne trouvent pas leur place. On renonce à faire des phrases, parce que ces phrases nous semblent toutes dérisoires et imbéciles, quand on veut les prononcer dans l'ankylose de la douleur. Seul le sommeil pourrait nous délivrer, mais justement, la douleur semble l'avoir éradiqué, chassé pour toujours. La douleur est dans la chair, dans le muscle, dans les viscères, dans le sang, dans l'os, dans la lymphe, peut-être nulle part, et le sommeil n'a plus de place. Qui va nous protéger ? L'espace tourne. L'œil du cheval. Solo neutre. On respire — le plus lentement possible. On attend le coup de grâce