Certains musiciens ne sont pas seulement bourrés de talent. Ils ont un talent bourré d'intelligence. C'est le cas de Tony Williams. J'ai toujours eu un faible très marqué pour ce batteur découvert dans le fameux quintet de Miles Davis de la fin des années 60, le “second quintet”, au sein duquel on trouvait Herbie Hancock, Ron Carter et Wayne Shorter.
Il faudrait faire un sort à chacun des instrumentistes de ce groupe, car ils sont tous autant nécessaires que singuliers, ils ont tous du génie et une personnalité très forte, mais j'en resterai pour l'instant à ce batteur fabuleux qui a un peu disparu des radars d'aujourd'hui (il est mort seulement six ans après Miles Davis, alors qu'il avait presque trente ans de moins que le leader du Quintet).
Pur génie, un peu à la manière d'un Charlie Parker. Embauché par Miles à dix-sept ans, c'est lui, en grande partie, en très grande partie, qui a donné l'impulsion musicale si originale à ce fabuleux quintet dont chaque disque est un joyau indépassable, une sorte de perfection.
Le jeu de Tony Williams n'est pas seulement virtuose, fin et dynamique à la fois, complexe et évident, il est intelligent, extrêmement intelligent. C'est ça qui me frappe en premier, quand je l'écoute. Il met en lien des paramètres que personne avant lui (et d'ailleurs personne après lui) n'avait songé à rapprocher, il joue avec les motifs rythmiques d'une manière époustouflante, fébrile et pourtant souveraine, tendue à l'extrême, il les dispose en couches superposées et les travaille de l'intérieur avec une énergie phénoménale, une précision dans la sonorité qui est presque incompréhensible. Il pourrait facilement faire exploser le quintet, tellement il le pousse dans des retranchements dangereux, mais il sait toujours où s'arrêter, comment arrondir les angles aigus qu'il incruste dans la matière sonore comme on plante un couteau dans la viande. Il a inventé un son, une stratégie, une manière d'habiter la pulsation et de la porter à incandescence qu'on reconnaît en deux mesures. Je comprends que Miles Davis ait été séduit par ce gamin miraculeux qui n'avait pas froid aux yeux.