dimanche 18 août 2024

À dos

 

Ça y est, Delon a cassé sa pipe. On va avoir droit à toutes les fifilles jeunes ou vieilles (vieilles, surtout) qui vont nous raconter leurs souvenirs avec « la star », qui vont nous sortir leurs photos, leurs anecdotes, leur mouchoir touché froissé souillé, leurs rêves et leurs films perforés de son regard bleu acier. Je sens qu'on va déguster grave. Ça va ripper à donf sur les réseaux. Va falloir se planquer dans les fourrés du Net. Ça va dégouliner en cascades.

Je ne connais pas grand-chose de plus ridicule que la vénération des « stars », qu'elles soient masculines ou féminines, d'ailleurs, quand on a dépassé quinze ans. J'ai toujours l'impression que ceux qui sont atteints de ce mal se moquent de moi, que c'est pour rire, mais non, non, ils sont très sérieux, ça les a marqués, c'est une-partie-de-leur-vie qui s'en va, c'est leur-génération, etc. 

Je me souviens bien de ce temps, quand, à l'école, on inscrivait les noms de nos idoles sur nos trousses et nos cartables. On avait quatorze ans, et l'impression que notre vie tenait à ces inscriptions, qu'elles nous faisaient exister plus et mieux. C'était un devoir, presque, d'afficher ses goûts. Ça créait des liens, ça éloignait les importuns, les ploucs, ceux qui avaient le culot d'en rester au méprisable et au ringard. On partageait sans partager. 

Delon s'en est allé, et ce sera bientôt au tour de Bardot. La France en morceaux, la vraie-France, tout ça. Oui, bon, bon… J'ai plus de souvenirs avec Bardot qu'avec le « plus bel homme du monde ». C'est pas des photos de lui que je planquais sous le sol en plastique de ma tente bricolée au fond du jardin, quand j'avais douze ou treize ans. Les femmes ne nous racontent jamais qu'elles amenait Delon aux toilettes durant les chaudes après-midis d'été. C'est ça, pourtant, qui nous intéresserait, et sacrément. Là il y a matière à phrases ou à silences, ou à questions. Mais non, elles préfèrent frimer en nous dévoilant de ridicules selfies avant l'heure, ces idiotes. Il m'a touchée, il m'a parlé, il m'a frôlée, il a prononcé mon prénom, j'ai éternué devant lui, je lui ai écrasé les orteils. Ah, ils peuvent bien mépriser les Nabila et les Louana, les GMK, mais le principe est le même, si ce n'est le talent. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé que c'était un grand acteur, sauf quand il était dirigé par Godard dans Nouvelle Vague (c'est-à-dire pour faire tout sauf du Delon), ce film qu'il a jugé bon de renier après avoir déclaré qu'il adorait « être le Stradivarius de Godard ». Bref. Je m'en fiche un peu, de Delon, même si je ne comprends que trop le dégoût qui l'a pris dans le grand âge et qui ne l'a plus lâché jusqu'à la fin. C'était une belle effigie, un beau visage, un belle voix, une belle singularité si l'on veut, mais guère plus. Il n'a pas marqué le cinéma. Et puis l'aurait-il marqué que je m'en fiche. Le cinéma fait trop son cinéma et ne touche à l'art que par hasard, par erreur, presque, de cela je suis convaincu. Le cinéma, c'est tout ce qu'il reste quand l'art a disparu des mémoires et qu'il ne reste que la foutue culture et ses misérables dépendances qui investissent tout.

Ah mais je vois qu'on parle d' « Alain ». J'ai failli oublier ça. L'adulation des « stars » s'accompagne en général de cette grotesque manie de les appeler par leurs prénoms. Alain, Maria, Brigitte, Romy, Marilyn… Pouah pouah pouah ! On voit bien qu'on est chez les petits, les tout petits qui restent-éternellement-des-enfants, qui gardent-leur-fraîcheur et leurs-rêves — ah, le cinéma, ça-fait-rêver —, qui ouvrent-de-grands-yeux-étonnés sur le monde. C'est la consternation, chez les suceurs de pouces installés sur leurs monte-escalier. Quel doudou va remplacer Alain ? Brigitte ? Sans doute, oui, même si elle a troqué son image de star pour celle d'une fermière un peu énervée, un peu rancie. 

Lino, Bebel, Johnny, Alain ont pris place dans le cortège, les hommages vont pleuvoir, ça va crépiter encore un peu avant que les-nouvelles-stars marchent sur les anciennes (les vraies !) sans même s'en apercevoir. Les gueules passent, on scrolle. Quelle lassitude, cette énumération sans fin. Ça ne s'arrêtera donc jamais ? Je tombe par hasard sur la photo sépia d'un trio : Dinu Lipatti, Clara Haskil, Wilhelm Backhaus, fantômes pâles d'un temps englouti, incompréhensible. « Mais l'un n'empêche pas l'autre ! », vient-on immédiatement me brailler aux oreilles. À d'autres ! Dinu, Clara, Wilhelm ? Non, bien sûr. Ceux-là sont de vrais fantômes bien désossés, finis, pliés entre deux pages d'un gros livre d'anatomie. Il y a des jours comme ça où l'on a envie de se mettre tout le monde à dos. C'est comme de se frotter au gant de crin. On se sent tellement sale, dans cette immense dégoulinade des images de plomb. 

Il y a des vérités qui « sont basses, [qui] sont celles d'une âme basse, lourde et de plomb ». Il y a aussi des images et des imagiers lourds à porter, je trouve. Si l'on pouvait, au moins de temps à autre, nuire à la bêtise des images, se mettre en travers des adulants, de la mécanique adulatoire, nuire à sa lourdeur de plomb, à son efficacité mortelle, à son implacabilité, surtout, on serait un peu consolé, au moins pendant quelques heures. Mais foparévé… On dirait que Facebook a été inventé dans ce but : que les visages soient notre enfer. C'est un complot, Sire !