dimanche 16 juin 2024

J'aurais voulu m'allonger

 

Elle me dit : « Cc. Écris-moi en privé. » Et je pense à Paulette. Paulette W. Rue des Blancs-Manteaux, fin des années 80. Les falafels, en sortant de chez elle, l'attente dans le square, avant, et la librairie, rue Vieille-du-Temple. Elle parle des « doubles silences », celui de A et celui de A, qui « vont tout au long de l'entreprise dérouler leurs lignes mélodiques selon des modes mineurs ou majeurs, juxtaposés ou alternés le plus souvent, interférents parfois, dissonants ou accordés, à l'unisson. » Le silence n'est pas seulement avant ou après, il est aussi pendant. La présence silencieuse est un appel, et l'on s'y engouffre comme un désespéré qui ne connaît pas d'autre chemin que celui de l'abandon. Faire l'amour. Dialoguer. Écouter. S'entendre. Traîner sur une syllabe, buter sur une consonne. Peace Piece, de Bill Evans, on voit qu'il a écouté Chopin (la Berceuse) et Messiaen (et les musiques nocturnes de Bartok). La remémoration, sur un fil… Le désir de savoir et le désir de transgresser, pourquoi se sent-on allumé alors qu'elles ne font que passer, les passantes ? Tout le monde veut la paix… Non, bien sûr, c'est la guerre, qu'on veut, entre deux silences ; la guerre des corps et des désirs juxtaposés, croisés, superposés. Il paraît qu'il devrait exister des sexualités non-louches. Laissez-nous rire. Peace and love, si j'ose dire, que je suis, mais il y a des limites à la connerie, tout de même. J'ai appris une chose merveilleuse : « Le mot “allumeuse” est apparu vers 1850, notamment dans l’argot des policiers, qui appellent ainsi une prostituée qui ne devait apparaître dans les rues qu’au moment de l’allumage des réverbères. » Aujourd'hui, les allumeuses se présentent à nous dès que le Wi-Fi fonctionne. Je n'ai pourtant allumé aucun réverbère, que je sache, mais ça ne l'empêche pas de me dire : Cc, écris-moi en privé.

Pour qu'il y ait un étant, encore faudrait-il qu'il y eût un été. De doubles silences en doubles paroles, nous avançons toujours en crabe dans les intermittences d'un cœur fêlé. La parole est d'argent, c'est déjà pas mal. Écris-moi en privé… Elle ne m'aurait jamais dit ça, Paulette, mais j'aurais voulu m'allonger, moi, j'aurais eu plus de facilités à lui raconter ce que je croyais être des horreurs. Elle avait ce petit sourire, parfois, rarement, le silence n'était pas seulement avant ou après, il était aussi pendant que nous étions assis et figés, dans la demi-obscurité utérine de son cabinet. J'aurais dû être plus agressif, brute. Après tout, c'est moi qui payais et je n'ai jamais réussi à être amoureux d'elle. Parfois, en sortant de chez elle, j'allais voir France, rue Blondel. C'était bien. On regardait la neige tomber, à poil, au chaud, et je la caressais gentiment. Je parlais plus facilement. Nous déroulions nos lignes mélodiques selon des modes mineurs ou majeurs, juxtaposés ou alternés le plus souvent, interférents parfois, dissonants ou accordés, à l'unisson. Rarement dissonants… Il y avait une amitié étonnée mais réelle, presque de la tendresse, sans qu'on ne demande rien. Pour moi elle quittait son air sévère et allongeait ses deux seins débordants contre mon flanc jusqu'au moment où ses consœurs frappaient à la porte parce que je restais trop longtemps. Alors je la regardais pisser dans le bidet, et se rhabiller paresseusement, et je rentrais chez moi à pied. On parle mieux allongé, je crois. Elle m'avait envoyé une carte postale de Martinique. Son écriture maladroite mais honnête m'avait bouleversé. 

Entre le cabinet du psychanalyste et la chambre des allumeuses, il me semble qu'il y a de nombreux points communs, et je ne dis pas cela en mauvaise part. Le corps parle autant que la bouche et l'on se sait jamais d'où viennent les phrases qui nous traversent. Les mots sont liquides et musards, on les voit qui s'écoulent mollement d'une chair à l'autre, qui prennent leur temps, qui se déforment, qui font halte en plein milieu du chemin, qui semblent hésiter. Nous savons que ces lieux sont protégés du regard de nos amis, qu'on peut y être celui que personne ne connaît. Ça repose et ça consolide la part de solitude qui nous fonde. 

On ne sait pas toujours distinguer le plaisir de la douleur, et c'est dans cet entre-deux incertain que se cueillent les joies les plus fécondes et l'exaltation la plus pure.