samedi 22 juin 2024

Honeysuckle Rose [journal]

 

« Les réseaux sociaux ont mis les hommes dans un état inédit. Nous pouvons être déprimés chez nous et plaisanter en ligne. Avant, il était possible d’être déprimé et d’avoir à se rendre dans un lieu où la compagnie nous obligerait à le cacher. Mais soit nous y arrivions et devenions légers pour quelques heures, soit nous échouions et demeurions dans notre chagrin. Avec Facebook et compagnie, seuls derrière notre écran, nous pouvons être pleinement déprimés et pleinement plaisantins à la fois. » (Castagno)

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Et c'est Philippe !

« Oui, bonjour Gabrielle, voilà, c'est Philippe à l'appareil, qui vous appelle de XXX, en Alsace, et vous demande une chanson de Françoise Hardy, “La maison où j'ai grandi”, car en elle il y avait une sensibilité extrême qui lui rappelait la maison où elle a vécu, où il y avait des arbres, des fleurs, et des amis qu'elle a connus. Et quand elle y est revenue, des années après, c'est le but de la chanson, elle s'est aperçue que tous les gens qu'elle a connus étaient partis. Il n'y avait plus de fleurs, plus de jardin, bref, plus une seule trace. D'ailleurs, elle le dit dans la chanson. Mes amis, plus une trace… Et moi je crois que ça lui a fait un pincement au cœur, ça se comprend, dans sa chanson, et même ça se ressent. Moi ça me rappelle énormément de souvenirs, cette chanson m'a fait énormément vibrer, et me rappelle mes parents qui sont partis, également mes frères et sœurs, nous étions tous ensemble, nous cinq, mes deux frères et sœurs, et mes parents quoi, on était à cinq, hein, plus les oncles et tantes, et puis, vraiment ça m'a fait énormément vibrer. Merci, bisous à toute l'équipe, bonne continuation, et à bientôt, au revoir. Philippe. »

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« Ceux-là sont faibles d’esprit, qui se font une obligation sublime d’avoir une opinion sur tout le contemporain, de prendre parti à propos de tout, et dont cet amoncellement de jugements et d’opinions, s’il laissait trace, formerait un fumier d’inanité et de ridicule. »

Je trouve Montherlant assez mou, ici. Mais enfin, on ne peut pas le condamner, car il n'a pas vu ce que nous voyons, il n'a pas vécu dans le brouillard numérique qui nous traverse les organes et les os en permanence. Il n'a pas subi comme nous depuis quinze ans le Gros Tambour numérique qui ne dort jamais et qui rend tout le monde fou. 

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Hier, premier jour de l'été, j'ai découvert un écrivain, et pas des moindres, à mon avis. Je n'en avais jamais entendu parler. Je raffole de ce genre d'écrivains qui nous libèrent complètement. On peut donc écrire ça, on peut donc écrire (et penser) comme ça ? Quel bonheur, quel vent de fraîcheur ! Il y a bien longtemps qu'une chose pareille ne m'était pas arrivée. Il y a des proses (ou de la poésie, peu importe) qui nous indiquent le chemin, sans nous l'imposer, sans rien imposer, et qui nous font retrouver le goût sans pareil de la liberté. Je dis des proses, mais c'est assez faux. Dans le cas qui m'occupe ici, c'est bien le corps complètement singulier de l'écrivain qu'on sent à chaque phrase, à chaque vers, sous chaque aphorisme. C'est cela qui me saute à la figure et qui me fait dire qu'il est important. À quoi sert la littérature, si elle ne nous rend pas libres ? À quoi sert d'écrire si c'est pour ne jamais écrire que ce qu'on doit écrire, ce qu'il était évident que nous allions écrire, ce qu'il était convenu qu'il faudrait écrire, et de cette manière, si écrire n'était pas l'occasion de sortir du monde, ou de sortir dans le monde avec un corps différent de celui que les autres connaissent, croient connaître ? 

Sur les réseaux sociaux existe une terrible chape de plomb en forme de tenaille : d'un côté, les tenants de « la grande littérature », et de l'autre les illettrés, enflure et papotage, lourdeur et insignifiance. Entre les deux, la porte est étroite, mais c'est la seule qui m'intéresse. C'est ce que j'avais tenté de faire avec mes Kagis, il y a déjà quinze ans. Raboter. Ne garder qu'une très mince enveloppe autour d'un centre vide. Mais bien sûr, ça n'intéresse personne. Ce sont toujours les seules choses dont nous sommes un peu fiers qui n'intéressent pas. Je n'ai par exemple jamais vendu un seul exemplaire de mon disque “Double silence plein la bouche”, si, un seul, alors que c'est sans doute ce que j'ai fait de mieux jusqu'ici. Le plus beau tableau que j'aie fait a fini sa pauvre vie dans le garage d'une ex, en morceaux.

L'autre jour, j'ai déposé sur Facebook un autoportrait que j'avais fait il y a dix ou quinze ans et que j'avais pris en photo avant de le brûler. On m'en a fait beaucoup de compliments. Le nombre de tableaux qui ont fini au fond du jardin, pourris, moisis, ou abimés par les éléments, la pluie, le soleil, les intempéries, brûlés, passés au karcher… Je ne les compte plus. Ça me venge un peu, je crois. Pourquoi l'ai-je brûlé, celui-là ? Pas parce qu'il me déplaisait, mais parce que je pensais que ce serait joli (j'avais pris des photos de la peinture en train de brûler). Le résultat a été très décevant. Je voulais sans doute photographier le sens qui fuit, mais il fuit en se fuyant lui-même, ce con. Durant toute une partie de ma vie, j'ai été mortifié de n'avoir pas d'œuvre, et aujourd'hui je voudrais que le peu qui existe disparaisse. Mais bien entendu, je n'ai pas le courage nécessaire, alors, de compromis en compromis, s'édifie une pauvre cabane brinquebalante et rafistolée de toute part. Et si l'on n'y comprend rien, eh bien tant pis.

Il n'est pas d'accusation plus idiote que : « Tu passes trop de temps sur Facebook. » Le manque d'imagination est ce qui me frappe le plus, aujourd'hui. D'imagination et de fantaisie. Tous ils sont persuadés de savoir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut dire, comme il faut le dire, et où. Ils ne savent que répéter indéfiniment les choses qu'ils ont apprises ou qu'on répète autour d'eux. Ils ne savent qu'emprunter les voies que leur propose le monde. Savoir ce qu'il faut dire, ce qu'il ne faut pas dire, et le moment où l'on peut dire, et à qui, c'est ce qu'il y a de plus difficile. Mais c'est bien le degré de liberté auquel on parvient qui importe, qui nous sauve de la répétition et de l'enfer du regard d'autrui. Or ils ne connaissent qu'une seule alternative. Le sérieux ou le non-sérieux. Le valable ou l'invalide. Le noble ou l'ignoble. On dirait que le XXe siècle n'a pas existé… 99% des poètes d'aujourd'hui sont à mettre à la poubelle, par exemple. 98%, peut-être… Et ne parlons pas des écrivains ! 

Mais je vois que Roland Jaccard, Denis Grozdanovtich et Patrice Jean le connaissent et l'aiment, mon écrivain. Je ne suis donc pas complètement seul à le trouver génial, celui qui a été qualifié paraît-il de « Cioran de sous-préfecture », ce que je trouve à la fois juste et très injuste. 

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Ah, j'en aurais, des choses à raconter, vous savez, si j'étais libre !

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— J'ai des idées suicidaire.

— Moi aussi je pense au suicide en ce moment.

— Il faudrait quelque chose de rapide.

— …

— Vous buvez quoi, le matin ?

— Rien, ou un jus de citron dilué. Et le dimanche, du café.

— Deux cafés expresso tous les matins pour moi.

— Montrez-moi vos seins, ça nous changera les idées. (Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours pensé que vous aviez de beaux seins.) 

— Vous dites ça à toutes les femmes ?

— Non. Je dis toujours la vérité. Du moins j'essaie.

— Vous avez un chien ?

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« On vise la réalité, et puis finalement on tire n'importe où. »

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Les femmes ont toutes des idées très arrêtées sur la morale et le devoir, mais elles oublient toujours de s'appliquer ces règles à elles-mêmes.

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Pleinement déprimés et pleinement plaisantins… Je dirais plutôt pleinement désespérés. L'écrivain dont je parle plus haut a un humour extraordinaire. Un humour dont j'avais presque oublié l'existence. Tout le monde parle d'humour, aujourd'hui, alors que personne n'est drôle. Le véritable humour ne peut provenir que du désespoir. Tant qu'on espère quelque chose, ce quelque chose pèse sur nous, nous rend lourds, épais et prévisibles. Vous en connaissez, vous, des gens qui ont de la fantaisie ? Ça se fait bigrement rare. Ils ne peuvent pas avoir de fantaisie, puisqu'ils veulent « vibrer ». 

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En lisant Cervantès, j'ai découvert que beaucoup des proverbes et des maximes que je croyais provenir de « la sagesse populaire » avaient été écrits par le père du Quichotte. C'est étonnant. 

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Quitter la vie ? Encore faudrait-il l'avoir épousée un jour… Contrairement à ma correspondante, je trouve qu'il faut prendre son temps, pour se suicider. « Il ne sait que trop qu’on ne se tue pas pour des raisons, mais par fatigue des raisons. » écrit Roland Jaccard, qui en connaît un bout sur la question. 

Dans mes mails, je trouve une proposition d'abonnement à un site de rencontres « de femmes mûres ». L'étrange n'est pas là. Le surprenant est que la photo de la dame qui illustre le mail me montre une femme nue qui ressemble étrangement à l'une des celles qui ont traversé ma vie, à l'époque où j'avais encore des espoirs et des prétentions. On a l'impression que ces applications savent tout de nous, ou qu'elles parviennent à reconstituer notre vie, à partir d'éléments épars trouvés sur le Net. C'est un peu effrayant, mais c'est aussi très drôle. Il faudrait que j'envoie cette photo à Thérèse, pour voir sa réaction. Elle s'était fait prendre en photo par Robin, qui avait fait d'elle une série de nus, et qui en tremblait d'excitation. Moi je n'étais pas bouleversé par son corps. À l'époque, je voulais de la pleine santé. Nous ne sommes jamais à l'heure. 

Je ne suis pas triste, aujourd'hui, même si je suis désespéré et meurtri. La douleur qui coule en moi me fait rire, et j'écoute Honeysuckle Rose, par le trio de Keith Jarrett, en 2007, à Montreux, dans l'album “My Foolish Heart”. Peut-être que cette douleur est si profonde qu'elle ne sait plus comment affleurer. Ain't Misbehavin'… Mais où allaient-ils chercher toute cette joie, bon dieu ?

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Depuis deux jours, je prends du CBD, un dérivé du cannabis, le soir, pour tenter de dormir. Ça ne fonctionne pas bien, mais ce qui est amusant est qu'à peine ai-je sucé une pastille de ce produit que ma voix baisse d'une tierce ou d'une quarte environ, comme si la substance détendait mes cordes vocales, les allongeait. On s'amuse comme on peut. 

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Il faudrait sans doute s'alarmer ou s'indigner de ce qu'est devenue cette pauvre radio, France-Musique, mais je n'en ai pas envie. L'indignation me semble ridicule. Nous sommes dans un autre monde, désormais, et se rappeler l'ancien est presque une faute de goût qu'il faut laisser au Gros Tambour et à ses fidèles. Ils font déjà assez de bruit comme ça. 

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You Took Advantage Of Me !