« Les idées viennent en écrivant. » Quand on les attend, les idées, elles nous tirent la langue, dissimulées derrière leur mont chauve. Bien fait pour nous. Il y a toujours, heureusement, un mont chauve et une cour de récréation bruyante pour nous séparer de nos idées. Nous serions sinon en permanence noyés par elles, ou étouffés.
Les cyclothymiques, dont je fais partie, connaissent bien cette partition : On ne peut pas vivre en étant constamment en transe. Le papillon a besoin de la chenille pour être. L'idée a besoin de ce qui la précède et la suit, qui est le mot ou la phrase, ou leur absence.
Ce n'est même pas que les idées viennent en écrivant, c'est surtout que ce que nous sommes en train d'écrire nous change. Si ce que j'écris m'est connu dès l'origine, dès l'instant où je commence à écrire, c'est raté. Le moi qui commence à écrire n'est pas le même que celui qui a écrit, non plus que celui qui écrit. Nous écrivons pour nous changer, parce que nous savons que nos pensées sont trop bêtes, trop évidentes, et qu'elles ne nous appartiennent pas vraiment.
Qu'il y ait une transe, dans l'action d'écrire, est pour moi indiscutable, mais l'important est de savoir tenir cette transe à (bonne) distance. Il ne faut ni la refuser ni se laisser emporter par elle. La transe est très utile pour que notre corps se place dans une position excentrée, hors de son champ d'action ordinaire, si elle nous permet d'endosser momentanément l'habit du Maître, mais elle est dangereuse si elle nous assourdit en parlant trop fort.
La phrase nous attend. C'est nous, qu'elle attend, pas elle : Nous dans elle.
Les idées et les phrases ont des rapports difficiles et il arrive qu'elles jouent à échanger leurs apparences. Il faut donc être vigilant. Ou malin.
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Il y a des sujets qui rendent bête, nous le savons tous. (Essayez de parler par exemple de la corrida, et vous verrez la bêtise affluer instantanément de tous les côtés, par vagues.) Ce sont en général les sujets qui permettent à ceux qui s'en emparent de montrer qu'ils sont des gens bien. Les hommes aiment à donner d'eux la meilleure opinion possible. On ne sait pas ce qu'ils pensent d'eux, mais on sait ce qu'ils veulent qu'on pense d'eux, et, le plus souvent, leurs opinions (et leurs goûts) se limitent à ces placards publicitaires sans lesquels ils sont incapables de sortir dans l'arène sociale. Essayez par exemple, toujours au sujet de la corrida, de leur dire que leur opinion ne vous intéresse pas, et vous les verrez se mettre en colère — parce que cette opinion, ils n'ont que ça. Sans elle ils sont nus comme des enfants. La conversation ne les intéresse pas parce qu'ils sont trop peu assurés d'eux-mêmes, et le but de la discussion, pour eux, est surtout d'affermir leur être social durant un bref instant, ou, du moins, d'en éprouver la robustesse. Ils n'en attendent rien d'autre. Abandonner ne serait-ce qu'un peu de l'opinion qu'ils croient leur être propre serait une atteinte intolérable à leur sécurité essentielle, une méchante brèche dans la haie, qu'ils espèrent infranchissable, qui délimite leur périmètre existentiel.
C'est de là, peut-être, que vient le désamour fondamental pour la littérature, qui ne délivre pas d'opinions, qui sape les croyances et qui complique la relation que nous entretenons avec le monde, incapable qu'elle est de tirer des traits droits et univoques entre les choses et nous, entre nos sensations et nos représentations. La phrase nous attend alors que nos opinions nous précèdent, et c'est bien ce qui est pénible, quand nous avons affaire à ces gens dont les convictions les habillent de pied en cape, les recouvrent, sans qu'aucune partie de leur être ne se présente à nu.
Les rapports entre les humains pourraient être beaux, si la société ne s'en mêlait pas, mais nous sommes incapables de nous soustraire au regard social qui pèse sur notre nuque dès que nous quittons notre solitude, et c'est lui, la plupart du temps, qui nous dicte ce que nous croyons penser. « Nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire » écrit Pascal.
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Faire des phrases, c'est seulement lier des mots à des mots en espérant que ces liaisons soient autre chose que des caprices. Sur quoi repose notre certitude que du sens habite la phrase ? (Mais, après tout, le sens est-il indispensable au texte ? S'il est question de littérature, il est permis d'en douter. Dans un texte littéraire, si le sens est bien présent, il passe comme un furet : il n'est pas toujours là où le croit, et sa principale qualité est la mobilité — et la légèreté. (Le caprice n'est pas du tout l'ennemi de la littérature.)) Poser cette question revient à questionner la lecture incluse dans l'écriture. À chaque fois que nous écrivons, nous lisons (nous lisons ce qui s'écrit en nous avant la rencontre avec la phrase écrite — ce qui ne veut pas dire que ce que nous lisons ne soit pas déjà une phrase), et à chaque fois que nous lisons, nous écrivons (car les phrases que nous lisons produisent d'autres phrases). Il y a cette chose, que nous pourrions appeler la lecriture, qui n'est ni la lecture ni l'écriture, mais quelque chose qui se situe entre les deux, et qui est constamment à l'œuvre, dès qu'il est question de texte. Pas de texte sans lecriture. De même, lorsque nous écoutons de la musique, il y a bien production de musique en nous. L'écoute n'est pas morte, elle n'est pas son propre but. Mais, dans le monde des sons, il y a une manière de marquer la différence entre une écoute morte et une écoute vivante. L'écoute qui ne produit rien, ça se dit : ouïr. Et l'écoute qui produit quelque chose, ça se dit : écouter.