Un homme qui aime une femme est semblable à celui qui se jette par la fenêtre depuis un immeuble en feu sur le matelas disposé au sol par les pompiers, y rebondit, et repart directement dans un autre immeuble, en feu également, en passant par la fenêtre qu'il brise de son désir. Il n'a pas eu le temps de reprendre son souffle. La parole manque.
La vie avance trop vite. Je n'en distingue plus les stations, les pauses. Ou alors je fais du surplace, que je prends pour la vitesse extrême. Dans les deux cas, il n'y a plus rien d'ambigu, plus rien d'incertain, donc aucun espoir. Toutes les péripéties vont droit au but, et dans le même sens. Ce soir, lundi soir, j'ai fermé la maison et les volets, comme on referme un tombeau. La bêtise et la méchanceté sont colossales, dures comme le granit. C'est la seule chose sur laquelle nous pouvons compter. (Le mot “ambigu” a été inventé pour nous éviter le désespoir. Il ment. Je m'y accroche pourtant, parce que je manque de courage, et parce que ma solitude est trop accomplie pour susciter le respect.) La parole manque.
À mesure que le monde se complexifie, les êtres deviennent plus frustes — plus simples, au mauvais sens du mot. Ils ont raison. Ils savent d'instinct qu'ils ont déjà perdu la bataille du sens, et ils s'effacent de la scène, comme ceux qui s'aperçoivent, gênés, qu'ils sont nus en pleine rue. Ce n'est pas facile à accepter mais c'est inéluctable. La vie se retire de partout, c'est patent. Mêmes les bêtes l'ont compris. Elles font face à l'artifice buté avec une dignité simple et rude qui force le respect. La parole manque.
Je ne peux pas dire ce que je vois. Ou bien, si je l'écris pourtant, il faudra cacher les phrases qui viendront. Personne ne pourrait entendre ce que je voudrais dire. La parole manque.
On croit qu'on est à la recherche d'un synonyme, on va le chercher dans le dictionnaire, on revient avec lui, on l'insère dans la phrase qu'on est en train d'écrire, et l'on se rend compte alors que ce n'était pas d'un mot, qu'on avait besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées, de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on les avait oubliées. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin.
La seule possibilité réelle que nous offre la vie est de tout miser sur la chance et l'impondérable. La musique a toujours raison et j'ai toujours tort. Vous avez cru vous divertir et vos phrases vous ont révélés. La parole manque. Surtout quand il y en a beaucoup.