« La chance d'avoir du talent ne suffit pas ; il faut encore le talent d'avoir de la chance. »
Anna a deux yeux en grains de maïs, l'un blanc et l'autre bleu, elle a le nez en capsule de bière, elle a la bouche en barrette de couleur rouge, elle a la colonne vertébrale en scorpion prisonnier d'une bouteille, elle a le cœur fabriqué avec trois cailloux de la montagne, les mains sont en fil de fer et les jambes en feuilles de maïs (j'ai oublié de faire les pieds). Bravo Anna, merci de nous avoir présenté ton personnage. La gomme de pavot est enveloppée de merde de lion. J'ai encore le goût dans la bouche. Elle colle son oreille au mur. « C'est moi qui choisis. » Son pantalon est taché. Elle a ses règles. Les chiens aboient. L'accident est prévu dès l'origine.
Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « C'est bien écrit » ! En haute mer, on ne se demande pas si la mère écrit bien. Et Thelonious Monk, il joue bien du piano ? Et ta sœur, elle écrit bien, ta sœur ?
« Je crois que si ce qu'on écrit exprime exactement ce que l'on veut écrire, cela perd de sa valeur ; il convient d'aller au-delà. C'est ce qui arrive avec tout livre ancien : on le lit au-delà de son intention. »
Il faut donc écrire comme si le livre qu'on est en train de composer devait être plus ancien que nous.
« L'art n'est pas un déversoir à passions. Et quand on se prend soi-même pour objet, c'est raté. » C'est pourtant le même Flaubert qui écrit : « N'importe qui pourrait faire un livre splendide s'il se racontait lui-même, mais pour de bon, sans tricher et à fond. Et ça, personne ne le fait. » Au moment où l'on se regarde, on n'est plus soi-même serait l'explication la plus simple. Est-on si sûr que personne ne le fasse ? Ou, au moins, ne le tente d'une manière sincère ? On me répondra que la sincérité ne suffit pas, qu'il existe une frontière que nul n'est capable de franchir sans mettre sa propre vie en péril. Pourquoi n'y a-t-il pas moyen d'être réellement sincère quand nous parlons de nous-mêmes ? « La parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. » Nos phrases sont toujours trop longues car elles amènent avec elles autre chose que le sens, elles s'appuient sur des béquilles sans lesquelles elles seraient incompréhensibles parce que trop singulières : il leur faut créer cette sorte de matière souple et gluante qui les rend assimilables en même temps qu'elle les éloigne de la vérité. « Des laminoirs sortaient des barres de fer rouge qui s'allongeaient et se tordaient sur le sol, comme des serpents de feu. » Pourtant, ces points obligés, qui sont extérieurs à nous, sont les hommages qu'on rend à la langue elle-même, car nous savons au fond de nous qu'elle connaît mieux la vérité que nous. Tous les apprentis-écrivains ont voulu faire cette expérience : rédiger une description simple de ce qu'ils voient, écrire le plus simplement possible, c'est-à-dire sans y ajouter quoi que ce soit, ce qui se trouve devant leurs yeux. On croit que c'est enfantin, qu'il n'existe rien de plus simple, mais comme pour les rêves qu'on tente de raconter au réveil, la réalité se dérobe sous la pensée, au fur et à mesure que les mots s'ajoutent aux mots. Alors l'écrivain se console en constatant que sa description est plus intéressante que la réalité. Plus intéressante oui, c'est possible, mais son projet a échoué — ce que personne, par définition, n'est en mesure de constater.
Si celui qui écrit échoue à se décrire lui-même, c'est parce qu'il « prend la pose ». Mais il est bien obligé de prendre la pause, s'il veut avoir un instantané de lui-même, car le mouvement, c'est la matière inénarrable du rêve ; alors l'écrivain décrit la pose, c'est-à-dire la mort, ou l'instant, et ajoute à ses phrases le mouvement de la vie reconstituée, relue, et c'est ce mouvement ajouté qui lui donne le sentiment de faire de la littérature : il y a création. Mais c'est précisément cette création, le problème… On tourne en rond ! De quelque côté que le désir de l'écrivain se porte, celui-ci ne rencontre que des chemins barrés ou impraticables. La littérature est une entreprise impossible. Se perdre et rater sont les seules voies envisageables. D'elles ne peuvent sortir que des barres de fer rouge qui s'allongent et se tordent sur le sol, comme des serpents de feu.
N'importe qui pourrait faire un livre splendide s'il se racontait lui-même, mais pour de bon. C'est sans doute dans ce « pour de bon » que réside l'art. « Décidément nous ne suivons plus la même route. Moi je ne vise pas le port, mais la haute mer, et si je fais naufrage, je te dispense du deuil. » (Flaubert à Maxime Du Camp) La haute mer, c'est se perdre, et sans doute se perdre pour de bon. La haute mer, je ne la connaîtrais sans doute jamais, quelles que fussent mon inconscience et ma volonté. Je peux tout au plus en reconnaître la sauvagerie chez les autres.
J'ai en horreur la tricherie, et je crois la déceler facilement. Je la vois autant chez moi que chez autrui, c'est ce qui rend cette entreprise si douloureuse. Écrire, c'est être endeuillé de soi-même. On ne peut plus croire en soi, quand on écrit. Que les autres mentent, et mentent mal, je m'en fiche, je ne vais pas en souffrir à leur place, mais mon propre mensonge, cette force qui sans cesse me pousse hors du chemin quand j'y marche résolument, quand je crois avoir trouvé un sentier personnel, il faut une sorte d'inconscience ou d'innocence pathologique pour ne pas en être dégoûté. Il faut constamment se prendre par surprise, au moment où le moi se repose, où il pense avoir la paix, assuré qu'il est d'être qui il est et de se connaître.
Dans les promenades que je fais autour de chez moi, depuis quelques mois, je fais chaque jour ou presque cette expérience étonnante : très sincèrement, je crois à chaque fois que tous les chemins me sont connus, et j'en découvre pourtant chaque jour un nouveau. Qu'est-ce qui m'a empêché de l'avoir aperçu avant ? Nous avançons dans la vie comme des aveugles qui donnent de leur canne blanche des coups de bâton à la vérité. Plus celle-ci se présente sobrement à eux, plus ils la brutalisent en toute bonne conscience. « Tu n'es pas là. Tu ne peux pas exister. » Elle nous dit : « C'est moi ! » et nous lui répondons : « Usurpatrice ! Il n'y a que moi qui sois moi. Je me suis moi-même. » Et le rêve passe son chemin, comme un chien qui a peur du bâton. Se promener seul dans la campagne, c'est un école du rêve. Il faut ouvrir grand ses oreilles. Je me livre à un exercice que j'aime tout particulièrement : écouter tous les sons qui me parviennent, en les découpant en tranches, du plus proche au plus lointain — c'est un contrepoint géographique. J'essaie de les entendre tous simultanément, conscient de chacun de leurs timbres et de leurs orbites. Alors la réalité prend un aspect mystérieux, et c'est peut-être simplement notre inattention ordinaire qui produit cet effet d'étrangeté. Dans le Gard, j'essaie de garder le regard ouvert, car je sais que je suis aveugle et sourd ; alors je passe et repasse par le même sentier, jusqu'à ce qu'un autre sentier s'ouvre en moi — à l'intérieur du même. C'est un dévoilement en perpétuelle augmentation, comme une fugue aux voix infinies, ou une passacaille qui irait en s'élargissant indéfiniment : mais on sait qu'au terme ce n'est pas la vérité qui nous attend, mais l'Absence. Le point d'orgue ouvre sur le vide.
« Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et encore un peu de temps, et vous me verrez, parce que je m’en vais auprès du Père. » Encore un peu de temps… Ce temps que vous n'avez pas, que vous n'avez jamais eu — même pour vous. Autant dire qu'on parle dans le vide. Qu'on écrit dans le vide. En pure perte. Et nos pauvres phrases s'allongent et se tordent sur le sol, comme des serpents de feu qu'on piétine sans même s'en rendre compte. Les sentiments font en s'allongeant des ombres gigantesques qui recouvrent les autres, les font disparaître au regard, c'est le temps lui-même qui s'épaissit, qui rend l'autre invisible ou inconsistant, jusqu'à l'accident. Car il y a toujours un accident qui vient rompre la vie sentimentale, qui vient la partager, la faire bifurquer brutalement au moment où l'on s'y attend le moins. Alors l'autre apparaît comme autre, ce qu'il n'avait jamais cessé d'être, et il vient saccager le chemin familier avec ses gros sabots crottés. On peut toujours en appeler à la poésie et à la sagesse, à la bonté, alors, c'est le moment qu'elles choisissent pour nous signifier qu'elles ne nous connaissent pas, que nous ne nous sommes jamais rencontrés.
Dans les promenades qu'on fait dans les étroits sentiers de la campagne, notre poitrine déchire souvent sans même y prendre garde le fil invisible qu'une araignée vient de tisser inconsidérément d'un bord à l'autre du chemin. Nous sommes toujours surpris que personne n'ait expliqué aux araignées qu'il était parfaitement déraisonnable de produire autant d'efforts en pure perte, car les chemins sont faits pour être traversés par les hommes. J'écoutais In Love In Vain, alors, par le trio de Keith Jarrett. C'est en vain que les araignées des chemins creux tissent leurs toiles, et pourtant, elles vont refaire sans cesse cet effort inutile. Elles aussi, elles disent : « C'est moi ! », mais nous ne pouvons pas les entendre ; nous n'avons pas le temps et nous sommes les plus forts. Les phrases des araignées ne nous arrêtent pas, et pourtant elles ne cesseront jamais de les écrire, ces phrases presque illisibles, elles ne cesseront pas de tisser des fils invisibles reliant les deux bords de la réalité, cette réalité que nous traversons sans la voir. Autant nous les déchirons facilement, autant elles reviendront éternellement. Un désir n'empêche jamais l'autre désir de reprendre là où il était, jusqu'à l'absurde. Il faut être fou pour aimer en sachant que notre amour va être immanquablement déchiré par la poitrine inattentive de la passante. L'accident est prévu dès l'origine.
La haute mer de Flaubert, c'est qu'il sait que l'accident est la règle. L'exception, c'est le chemin. Écrire sans tomber, sans être déchiré, sans aimer en vain, c'est une fiction. C'est humain, de se raconter des histoires. Personne n'aurait le courage de se mettre en route, sans elles. Personne n'arriverait à la fin de la phrase, s'il ne s'étourdissait pas de sa propre folie, de son propre aveuglement. Il y a trop de chemins, trop d'embranchements, trop de réalité qui se lève sous nos pas. Il faut fermer les yeux et foncer tout droit, il faut avoir confiance en sa chance, même quand elle ne nous a jamais souri, nous croisant. Nous sommes ridicules ? Bien sûr. La seule manière de ne pas l'être est de se taire à jamais.
C'est dans le second disque du trio de Keith Jarrett, enregistré en studio au milieu des années 80 (Standards, Vol. 2), sans doute le plus beau de tous, que les titres nous parlent le plus directement. So Tender, Moon And Sand, In Love In Vain, Never Let Me Go, If I Should Lose You, I Fall In Love Too Easily. On croirait vraiment qu'il a composé ce disque en pensant directement à nous. C'est trop beau pour être vrai. Je n'oublierai jamais l'été passé à Annecy, cette année-là, avec Céline et Corinne. Quelle insouciance, quelle gaieté, quelle joie ! J'ai du mal à croire que cette vie-là fut la mienne. En ce temps-là, je n'aurais jamais eu l'idée parfaitement saugrenue d'écrire, d'écrire autre chose que des lettres d'amour ! Heureux d'avoir connu quelques années innocentes… C'est toujours ça que les cons n'auront pas. Il me semble, mais peut-être est-ce une illusion, que la connerie ne s'était pas encore diffusée à tous les étages de la société française, alors, qu'il y avait encore pas mal de place pour la joie et l'improvisation amoureuse, que le réseau vicieux et étouffant était encore lâche, même s'il pointait déjà le bout de son nez. La tendresse n'était pas encore un produit de consommation courante, la liberté pas un concept vide, et l'érotisme ne s'était pas encore complètement déconsidéré. Personne dans ces années-là n'aurait imaginé que les bistrots seraient un jour remplacés par les réseaux sociaux, qu'on se marierait entre hommes, qu'on parlerait sérieusement de « narratifs », que le lien-social était une petite chose souffreteuse qu'il fallait sans cesse réparer, que le sexe serait remplacé par le genre, qu'on aurait peur d'une grippe, qu'on se saluerait en s'envoyant des coups de coudes, que la plus haute ambition des jeunes gens serait d'être influenceurs ou de faire du muscle dans des salles de sport et que la littérature (en France !) serait bientôt une chose qui n'intéresserait plus personne. La musique était encore un art respecté, la variété s'appelait encore la variété, on ne parlait pas à ses amis à travers des écrans, les femmes n'étaient pas occupées exclusivement à faire des procès aux hommes et Paris était encore une ville habitable, de même que Lyon et Marseille. Les voyages avaient encore le goût du voyage, c'est-à-dire de la distance et de l'étrangeté, du dépaysement. Comment ce monde-là a-t-il pu être englouti sous nos yeux en si peu de temps, et sans laisser de trace ? C'est inimaginable ! Aurait-il perduré que je n'aurais jamais eu l'idée d'écrire. Je n'étais pas fait pour ça. D'autres s'en chargeaient et c'était très bien ainsi. Les sentiments n'étaient pas encore suspects et toutes les femmes revêches. Elles ne pouvaient pas l'être toutes, revêches, il suffit d'écouter l'introduction de So Tender, par Keith Jarrett, pour en être persuadé. On n'improvise pas une telle musique dans un monde où les femmes sont devenues les pires ennemies des hommes, c'est impossible. Les sentiments se sont tellement allongés, comme le café ou comme les putes, qu'ils n'ont plus aucune saveur, et qu'il faut y ajouter des exhausteurs de goût, et beaucoup de sucre. Les mots n'avaient pas encore cette odeur de charogne que leur donne le mensonge empilé sur l'imbécilité, la peur et la hargne n'avaient pas encore élu domicile dans les corps aliénés et épilés, la brutalité ordinaire et la marchandisation du système immunitaire n'étaient pas encore acceptées par une population hébétée qui ignore ce qui lui est propre. Un internaute répond « Elton John » à la question : La musique de quel artiste tu peux écouter une journée entière sans te fatiguer (sic) ? Il est dorénavant plus rapide et plus simple de signaler les mots qui ne mentent pas. On apprend aujourd'hui que les arbres aussi peuvent être timides entre eux ; ils sont donc désormais plus civilisés que la plupart des humains.
Nous sommes des « invités à l'attention », selon le mot de Claudel. Entre les phrases et l'être, il ne peut y avoir qu'un silence reporté, celui qui émane de la timidité devant la Création. Nous sommes pourtant les spectateurs bavards et hystériques d'un sens absent qui occupe tout l'espace. Je suis bien forcé de regarder dans le passé, puisque le présent me fuit obstinément et que l'avenir me dégoûte. Au moins n'ai-je pas de sens sur les mains, ou si peu que personne n'y croit.
Te souviens-tu, Jean-Philippe, quand tu nous lisais de longs passages d'Ubu roi à Saint-Michel, debout sur les tables ? Tu aimais qu'on te prenne pour un dingue, mais un dingue lettré. L'époque était tendre avec les farces, mais tu n'as pas eu l'attention que tu méritais, pas plus que Mark l'Américain, si maigre et tendrement arrogant, qui jouait de la guitare électrique comme Jimmy Hendrix, pas plus que Dominique et ses petites fesses rondes et dures qui nous invitait le mercredi après-midi à manger des frites et des olives en ville. Pourtant, nous en faisions, des phrases ridicules et prétentieuses qui laissaient nos professeurs épuisés et vaguement admiratifs. Nous avons aimé les rendre fous, mais ça restait dans les limites d'une société dont l'homogénéité n'était guère remise en question. Quand j'y pense, je vois bien que nous étions aimables et attentifs même dans la volonté de nuire. On ne se défait pas si facilement des manières dont on hérite, et nos parents, dans l'ensemble, ne giflaient pas facilement leurs grands-mères. Je pense à Simone et sa détestation des bourgeois : elle aurait dû me haïr, mais elle n'y parvenait pas, parce que nous avions des goûts musicaux communs. Je pense à Michel qui trouvait que nous n'étions pas assez révolutionnaires. Je pense au Père Tresh qui tolérait mes cheveux longs parce que j'allais discuter de Beethoven avec lui après le repas du soir. Je pense à Christian qui se branlait tous les matins sans que notre présence le dérange, et qui nous avait appris le mot « prépuce ». Où allions-nous ? Nul n'aurait su le dire, mais personne n'avait de réelle inquiétude quant au monde dans lequel il s'agissait de se faufiler après tant d'autres, même quand nos discours prétendaient l'abattre. Nous jouions le rôle qu'on attendait de nous avec une désinvolture qui rassurait nos aînés. Les pleurs et les lamentations, les tourments et le découragement n'étaient qu'une figure de style passagère, un rite, un moment à passer entre nous, les nouveaux-venus, une communion vacharde et exaltante qui nous donnait l'impression d'exister plus et mieux que les vieux. La sexualité était à la fois fraîche et solennelle, et nous nous y ébattions avec une curiosité émerveillée dont nous n'avons pas réussi à perdre le goût. Le temps des coups n'était pas encore venu ; nous étions tellement habitués aux caresses que notre imagination ne pouvait envisager très longtemps d'autres gestes. Rien ne nous avait préparés à la guerre incivile.
C'est dans la musique que l'Attention est par force la bienvenue, et même la nécessaire. Entre deux sons, entre deux phrases, entre deux accords, c'est cette attention appliquée et travaillée, rendue audible, qui fait le musical par le geste et l'intention qu'elle demande. Ça se passe de la même manière que dans la sexualité : on peut dire qu'il n'y a pas de vraie musique sans érotisme de la pensée. La musique est sortie des mots comme la nuit sort du jour, quand tout le monde croit que c'est le contraire. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui entendent, ceux qui ouvrent les yeux dans la nuit noire.
Les enfants vont bien ? Oui, ça va. Christie a prévu de rester ? Je ne sais pas. Kevin a encore été collé. Ah bon ? Qu'a-t-il encore fait ? Il imitait GMK en cours de maths. Quel crétin! Mais non, mais non, il a raison. Mais qui est GMK ? Tu ne connais pas GMK ? Non, je ne connais pas GMK. T'auras vraiment tout raté, toi, dans ta vie ! Elle boit du vin blanc glacé, il boit de la bière. Elle est belle et blonde, il est barbu et roux. Sans moi, on ne serait pas là… Sans toi on ne serait pas là, c'est la vérité. Tu ne te sens pas responsable du tout ? Non. Pourquoi, je devrais ? Un divorce, c'est toujours quelque chose de complexe. Moi j'ai une explication très simple. Tu simplifies toujours tout. C'est vrai, ça, je simplifie ce que tu compliques à souhait. Tu dis ça parce que j'ai couché avec Robert, mais ce n'est pas la seule raison. C'est la seule raison qui nous a conduit ici. Tu crois que les couples meurent de mort subite ? Tu ne trouves pas que ça sent la sardine ? La sardine ? Oui, la sardine en boîte. Non, je ne sens rien. Je sens cette odeur depuis deux jours. Tu en as mangé ? Mais non ! Tu dis ça pour détourner la conversation. Tu appelles ça une conversation, toi ? Moi, j'essaie d'avoir une conversation avec toi, oui. Je suis cocu, et en plus je ne sais pas discuter, c'est ça ? Si tu savais… Si je savais quoi ? Robert ne baise pas bien ? Tu vas te plaindre de ses services ? J'ai envie de te frapper ! Là où je me sens le plus en vie, c'est quand je tripote tes nichons. Ah bon, vraiment ? Non, t'as raison, c'est pas quand je tripote tes nichons, c'est quand je pelote ton cul. Ça nous éloigne un peu du sujet de notre rendez-vous , tout ça. Oui, un peu. Mais il fallait quand-même que ce soit dit.
Le talent d'avoir de la chance, ça on peut dire sans crainte de se tromper qu'on en aura bougrement manqué ! Si je pouvais mourir de mort subite, là, à l'instant, tout serait réglé. Mozart : « Je me trouve comme un lièvre dans du poivre. » Tantôt ils nous lèchent, tantôt ils nous mordent.
Je me suis intéressé à Amanda Lear, la semaine passée. Dieu sait pourquoi ! Mais Dieu ne me dit jamais rien. C'est un petit cachotier. Cora se sent très seule ; c'est normal, elle l'est. Elle devrait écouter les Gurrelieder, de Schoenberg. Sophie était allée m'acheter Picasso, le héros, de Sollers, à la FNAC Montparnasse. Comme il était là, elle lui avait demandé une dédicace (mais pour elle !). J'ai donc dans ma bibliothèque un livre de lui qui est dédicacé à quelqu'un d'autre que moi. Elle est folle d'avoir fait un bébé ! Pour l'instant, elle est heureuse, mais je préfère ne pas penser à la suite… Des spécialistes étudiaient à la loupe l'implantation des poils pubiens d'Amanda Lear, dans les photos qu'elle avait faites dans Playboy, pour déterminer si c'était un garçon ou une fille. On lui demande si elle était le genre de Sylvio Berlusconi : « Ah non, pas du tout ! Il n'aimait que les Italiennes brunes aux gros seins avec plein de poils sous les bras. » Voilà qui fait rêver…
J'ai attendu trop tard : ce matin, quand je veux cueillir des roses et des iris pour faire un bouquet, les fleurs perdent leurs pétales au moindre mouvement. Ce matin de printemps ressemble à l'automne. « Je ne suis pas celle que vous croyez », semble me dire la nature. Sollers est mort, hier, enfin, avant-hier, mais j'ai appris sa mort hier matin. Trop tard ! Tout est toujours trop tard, avec moi. Mon jardin n'est pas vraiment mon jardin, je n'en suis pas le maître, visiblement. Il n'en fait qu'à sa tête. J'entends le troisième mouvement de la troisième symphonie de Brahms à la radio. J'ai écrit très rapidement (trop) un petit texte en hommage à Philippe S. Page 105 de son Carnet de nuit : « Elle ne donne pas signe de vie. C'est inespéré. » Pourtant, la journée d'hier avait bien mal commencé… À Neuf heures, l'émission Répliques de Finkielkraut, « La vie avec un chien ». Rien à en tirer, on tourne le bouton. Et Finkielkraut qui s'extasie sur Yes, nom donné à une chienne par l'auteur (l'autrice). Il leur parle d'un ton doucereux de jeune nonne souffreteuse qui ne veut pas choquer la mère supérieure en lui parlant de ses problèmes intestinaux. Pourquoi ? Ils ont un cancer ? Tout m'énerve ! Le Lys d'Or : LSD. Hier-soir, j'ai essayé de regarder The Doors, d'Oliver Stone. Impossible, c'est un gros nougat pâteux et sans intérêt. Ça m'a seulement donné envie de reprendre du LSD. « J'ai envie de me mettre la tête dans le plâtre » (Roland Barthes) Je repense à la chambre 111. Ariane et ses gros seins, qui suçait son pouce en disant « Maman ! » quand on baisait. On avait joué la première sonate de Bach, du Fauré, du Beethoven, du Schumann, et quoi encore ? Son visage rond, son sourire confit. Plus tard, elle a rencontré son mari, un clarinettiste moustachu qui aimait les femmes « bien bustées » et qui la baisait sur le capot de leur voiture, dans la forêt, du côté de Brive-la-Gaillarde. J'ai retrouvé un livre de Jean-Pierre Dufreigne qu'elle m'avait offert : Le génie des orifices. « Nous crachâmes donc la blanche pituite au matin. » Des orifices, pas des origines ! Les imbéciles habituels de la droitardise de plomb en font des caisses sur une pauvre page assez faiblarde écrite par le ministre de l'Économie. Depuis deux semaines, on y a droit quotidiennement. Ils rivalisent d'“humour” vengeur et moral, ces cons. Ils vont même jusqu'à plaindre sa femme et ses enfants ! Tout ça parce qu'il a parlé d'un cul, d'un trou du cul, d'un anus. « Mais c'est mal écrit ! » gnagnagna… Ce sont eux, les trous de balle. Érotisme contre pornographie, devoir moral contre talent littéraire, impôts contre décence commune, tout y passe, sans qu'ils se lassent. C'est ça, la Bêtise : l'absence de lassitude. La reprise incessante, la vindicte vengeresse, le cul leur est la porte de l'enfer, ça les obsède, quoi qu'ils en disent. Ça revient éternellement.
Il y a beaucoup de très belles photos de Sollers. C'est comme les musiciens de jazz qui sont toujours photogéniques, je ne sais pas pourquoi. C'est incroyable, ces images ! Je ne cesse d'y revenir. Isabelle, par exemple. J'ai réussi une photographie, d'elle. Une seule, mais j'en suis vraiment fier. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné un être laisse sortir de lui cette chose mystérieuse qui fond sur nous comme une évidence ? Il faut être là. Présent. C'est l'attention qui est prise au mot. On ne comprend pas, et tant mieux. C'est tout à fait comme si la personne devant l'objectif se mettait tout à coup à parler en une langue étrangère, une langue qu'elle n'a jamais apprise. C'est l'Exception qui se montre, bousculant au passage la règle et les signes sociaux. Ça va au-delà. Si ce qu'on est exprime exactement ce qu'on veut être, c'est qu'il manque quelque chose. L'être doit se laisser être plus, c'est à cette condition qu'il séduit et bouleverse. Les femmes, parfois, devant un œil extérieur, laissent leurs orifices s'ouvrir, à leur insu. Ça ne dure pas. Elles ont trop peur de ce qui peut en sortir. Les signes de la vie intérieure sont toujours dangereux, quand ils sont intacts. C'est un au-delà qui se manifeste, ça déborde, et quand c'est sorti, il est trop tard pour rattraper la chose. Nous le savons tous confusément. La photographie devrait servir d'abord à ça : révéler la double existence, la langue amadou. Amadou vient d'amoureux. L'amoureux prend feu quand il voit, quand il est face à l'image qui parle une langue inconnue : les dix mois de la nuit rouge. Une saison en enfer. C'est toujours une histoire de langue, de langues de feu.