dimanche 16 octobre 2022

Seul et nu (monodie)


Qu'est-ce qu'une mélodie ? Et, plus exactement, qu'est-ce qu'une monodie (une mélodie non accompagnée) ? J'y pense en écoutant le prélude de la deuxième suite pour violoncelle de Bach. Pourquoi a-t-on le sentiment d'assister à un miracle, à quelque chose d'impossible ? Il ne s'agit après tout que d'une suite de notes qui dessine une ou plusieurs courbes dans une géographie imaginaire, dans le temps et l'espace. Ça monte, ça descend, ça se creuse, ça se tend, ça se détend, mais chaque note a l'air reliée à la précédente et à la suivante selon une logique simple, une logique qu'on ne saurait pas raconter mais qui paraît évidente. On ne s'arrête jamais sur une note, sauf peut-être sur celles qui terminent les phrases. Chaque note est un passage, un seuil, une ouverture, mais on ne peut pas dire qu'elle est uniquement cela, on sent bien qu'elle a aussi une existence en soi, même si nous sommes incapables de la fixer, d'y être avec elle, de nous trouver dans son “en soi” au même moment qu'elle. Nous ne pouvons qu'en avoir une sorte de souvenir (ou d'anticipation, ou d'imagination). C'est comme si chaque note faisant partie de la mélodie était inscrite dans le grand catalogue de notre vie et que les phrases allaient chercher une à une ces notes pour les disposer selon un schéma qui réactive partiellement des gestes, des pensées, des rêves, des douleurs et des désirs. Tout est déjà là, mais en dormance. Le grand art fait revivre la vie, la redouble, la fait frissonner. 

En réalité, je n'ai aucune idée de ce qui se passe dans une mélodie. J'ai pourtant lu beaucoup de livres théoriques sur la question, j'ai analysé des centaines de partitions, j'ai essayé d'écouter de toutes les fibres de mon être, j'ai composé moi-même des dizaines de monodies, j'en ai improvisé des milliers, et je ne suis pas plus avancé. Je ne sais toujours rien. Rien du tout. J'écoute ce prélude de la deuxième suite de Bach joué par Yo-Yo Ma et je suis comme un nouveau né émerveillé qui ne sait même pas qu'il y a quelque chose à comprendre mais qui jouit de tout son être, simplement parce qu'il est en vie, qu'il sent, qu'il voit, qu'il entend. Je ne sais pas pourquoi ces notes sont en vie, mais elles le sont, indubitablement. Je ne peux qu'accompagner cette vie, ce son, ces interactions sonores qui plongent directement en moi, je ne peux que prendre place à l'intérieur de ce véhicule. Même ce mot (le son), j'ignore sa signification réelle. Ça passe par l'oreille, ça vibre, c'est l'air que je respire qui prend le pli, qui entre en moi, qui m'informe, soit, mais tout cela ne me dit rien de cette réalité sensible, de ce bouleversement qui me transforme ou qui m'amène à moi, qui me ramène à la maison. C'est la voix de quelqu'un qui est mort il y a 272 ans, quelqu'un que je ne reconnaîtrais sans doute pas si je le croisais aujourd'hui dans la rue. Comment les mélodies qu'il composait venaient à Bach ? Personne ne peut répondre à cette question. Pourquoi lui ? Pourquoi lui plus que tout autre ? Pourquoi ce sentiment de plénitude, de perfection, de grâce ? Je suis encore plus impressionné par une suite pour violoncelle seul ou pour violon seul que par l'Art de la Fugue. Bien sûr, l'Art de la Fugue est sans doute un tour de force incomparable et inégalé, indépassable, mais justement : c'est tellement difficile à composer que je crois mieux comprendre. Alors que ces suites ne sont que des mélodies d'une simplicité biblique : une note à la fois, que chacun peut suivre, sans difficulté. Même un enfant peut écouter cela, c'est comme de marcher en compagnie de quelqu'un qui connaît le chemin : il suffit de l'accompagner. Du temps que j'étais à mon piano huit heures par jour, je jouais beaucoup les sonates et partitas pour violon seul, mais je les jouais comme on joue un exercice, pour le plaisir naïf de la virtuosité. Je ne m'interrogeais pas sur le fil que je déroulais sans y penser, tout au plaisir digital (et puis j'avais du plaisir à jouer ce que mon père avait joué sur son violon). Il aurait fallu s'arrêter sur chaque note, ou plutôt sur chaque paire de notes, car c'est bien le passage d'une note à l'autre qui est le siège du miracle, c'est la force et la couleur et l'amour contenus dans ce rapport qui crée la musique ou la non-musique, l'art ou le non-art. Une note seule ne dit rien, ou presque rien, c'est un point qui ne dessine aucun trait, il en faut au moins deux, pour savoir où l'on va. Pourquoi est-ce dans Bach, toujours, que le sentiment de l'évidence mélodique et harmonique est le plus fort ? Pourquoi cet enchaînement de notes nous paraît-il si impérieux, si bénéfique ? On peut penser, et c'est un truisme, que c'est parce que Bach est précisément le compositeur chez lequel l'intrication mélodico-harmonique est portée à un point de perfection jamais atteinte, mais ce n'est qu'une théorie. Une théorie qui me semble valide et qui me satisfait intellectuellement mais qui ne m'explique rien de ce que je ressens. Chez Bach, on ne sait jamais, en effet, ce qui ressortit de la mélodie ou de l'harmonie, du vertical ou de l'horizontal, car aucune de ces deux catégories n'existe sans l'autre. Mais dire cela me semble si réducteur que j'en ai honte, car on peut le dire à peu près de tous les compositeurs qui se sont succédés depuis l'époque baroque. Loin de diminuer la valeur de l'autre, chacune de ces catégories renforce l'autre : si les mélodies de Bach sont si belles, c'est parce que ses harmonies sont parfaites et parfaitement nécessaires, et si ses harmonies sont si merveilleuses, c'est parce qu'elles provoquent ou permettent des mélodies qui sont à la fois extraordinaires et indiscutables. Jean-Sébastien Bach prouve, à chaque phrase, qu'il parle une langue qui n'a rien de forcé, rien d'artificiel. C'est la rencontre entre la Nature et l'Homme, entre la Science et l'Art, entre la Beauté et la Nécessité, qui fait que Bach n'est pas un compositeur parmi d'autres, et c'est dans ces monodies que nous le ressentons avec une incontestable évidence. La musique de Bach nous nettoie en profondeur parce qu'elle enlève tout ce qui n'est pas indispensable, qu'elle nous montre par l'exemple que la simplicité et la complexité ne sont nullement antagonistes, car ici aussi il est parvenu à un point d'équilibre parfait. Ceux qui connaissent mieux la littérature que moi seraient sans doute capables de citer un écrivain qui aurait inventé une langue de ce niveau ; moi je n'en connais pas. Bach démontre que l'homme est capable d'être un surhomme, mais un surhomme qui n'a aucun des attributs du surhomme, un surhomme qui se contente de l'être dans son art et qui laisse le reste à ceux qui n'entendent pas ou qui ne comprennent pas.

Au printemps de l'an 2000, j'avais demandé à Sarah de me jouer la sarabande de la cinquième suite en ut, dans la petite chambre de bonne que j'occupais à Paris, rue Racine. Je lui avais demandé d'être nue, pour la jouer. Elle avait accepté. Je n'oublierai pas ce moment où chaque note de la sarabande semblait sourdre de son corps. Il était cinq heures du soir, il y avait du soleil, et Sarah, à son insu, provoquait dans le monde où mon corps entrait sans le savoir une petite apocalypse privée qui allait changer ma vie. Elle était la mélodie, l'harmonie, elle était Bach, elle était l'amour et le désir, elle était le temps personnifié, la rencontre du vertical et de l'horizontal, le mystère, la plénitude, la paix, l'abandon, la grâce, la science et l'art, le savoir charnel, la discipline vivante, la pulsation du monde depuis que le monde est monde, elle était le feu et l'air, le sang et les larmes, la caresse et l'oubli, la présence et l'incarnation, la Beauté. Je ne l'ai pas suffisamment remerciée de ce cadeau, de cette révélation. J'ai mis très longtemps à comprendre ce qui s'était passé ce jour-là, la chance qui fut la mienne, la Chance avec un c majuscule, c'est-à-dire la chance qui ne doit rien au hasard, la chance qui est ce point vertigineux et insondable où tous les moments d'une vie se précipitent pour invoquer le Sens et l'Irréductible, ce qu'on ne pourra jamais expliquer mais dont la vérité est irrécusable. Entre le Son, la Pensée, le corps de Sarah et le moment, il y eut ce flamboiement nu qui mit pour toujours en moi autre chose que moi, que je n'ai jamais oublié : une vie calme, profonde, éternelle, une voie à nulle autre pareille ; une fenêtre s'ouvrait — je pouvais voir au-delà. Un au-delà, un autre temps s'ajoutaient à ma vie. Ils ne me quitteraient plus jamais. 

En y pensant, aujourd'hui, je me dis qu'il s'agit d'une inscription. La musique de Bach nous inscrit dans le temps, elle favorise la rencontre entre notre nuit et l'éternité, elle ouvre la porte du Mystère. Il faut oser la franchir. Être nu et seul dans l'inconnaissable, entre deux mondes. Laisser le temps entrer en nous et nous dissiper, sans rémission.