Une vie, ça semble long, mais je me rends compte ce matin que je n'ai pas vécu plus de vingt-quatre mille jours, ce qui n'est tout de même pas beaucoup. La suite des jours est très loin d'être infinie. C'est en écoutant Segovia, à l'aube, que je reprends le fil. Je crois que j'avais oublié que j'étais vivant. Il y a des figures qui nous accompagnent toute une vie. On ne peut pas vivre sans elles. Moi en tout cas je ne peux pas. Segovia, Michelangeli, Richter, Pablo Casals, Dinu Lipatti, Debussy, Boulez, beaucoup d'autres, bien sûr… Ce sont plus que des musiciens, des interprètes, des instrumentistes ou des compositeurs, ce sont des figures, ce sont des visages, des vies, des morales, des pensées, des corps, des présences, ce sont des indices, des voix et des chemins qui laissent des traces dans le temps, dans un temps habitable, dans lequel nous nous incarnons. Ce sont même des langues, et des voix. Les écrivains, malgré tous leurs mérites, ne me font pas cet effet. Il leur manque une dimension. Je peux les aimer, les vénérer, même, je peux avoir infiniment de reconnaissance, pour eux, mais je suis incapable de me couler dans les figures qu'ils ont incarnées. Il n'y a pas de place pour moi. Il n'y a pas ma place.
« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate ; s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière : tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale. Un beau livre, ce temple de l'individu, est l'acropole où la pensée se retranche contre la plèbe. » C'est André Suarès qui écrit ce qui précède et avec quoi je suis parfaitement d'accord, faut-il l'écrire. Mais je ne prétends pas être un homme libre. Je l'espère seulement, la liberté, ou le plus de liberté possible, et je fais en direction d'elle tous les pas que je peux faire, je crois que ma vie en témoigne, mais jamais je ne dirai que je suis un homme libre : la liberté n'est pas mon pays, ce n'est pas ma demeure. Cet esprit de liberté que je reconnais comme désirable, je ne peux pas l'habiter vraiment. Je me sentirais dépossédé de quelque chose de plus précieux, si c'était le cas. Il y a dans la musique une sorte de présence et de destin qui dépassent toutes les libertés humaines, une nécessité et une forme qui viennent de la nature. Le son ne se laisse pas dicter sa loi par les hommes. C'est lui qui préside à leur volonté de s'en servir de véhicule à la pensée. Ils ne seront jamais libres d'en faire ce qu'ils désirent. Le monde était là avant nous et ses lois nous précèdent. Nous ne sommes que ses invités. La portée musicale, ces cinq lignes droites sur lesquelles nous déposons des notes, le dit assez. Nous ne faisons que passer. Nous ne faisons que faire vibrer l'air que nous respirons, le temps d'un souffle, que noter, déposer des signes, des césures et des modulations dans la vibration universelle qui, elle, ne s'interrompt jamais. Nous ne faisons qu'imprimer fugitivement des figures dans le vivant.