Je suis avec une bande d'amis, assez nombreux (six, sept ?), jeunes, disons entre trente et quarante ans, nous nous amusons bien. Nous sommes en ville, dans des cafés, sans doute, ou au restaurant, et la conversation est spirituelle, enjouée, légère, très vive et stimulante. Et puis il y a soudain trois femmes, ou deux, mais plutôt trois, un peu plus âgées, mais pas beaucoup, très bourgeoises et très élégantes, auxquelles nous décidons de jouer un tour. En réalité il ne s'agit pas vraiment de leur jouer un tour, mais de s'en moquer gentiment. Le jeu se déroule à merveille. Ça prend. Elles s'intéressent à nous et ne se rendent pas compte qu'elles sont manipulées. Mais les choses vont un peu trop loin, et elles se rebiffent. Je suis le plus impliqué de tous. Petit à petit, les choses se retournent, et je sens que je me prends d'amitié pour elle, et j'ai honte de ce jeu gratuit et un peu cruel. Alors, tout en jouant ma partition avec virtuosité, je commence à me retirer d'elle, à l'interpréter. Je mets de la distance entre moi et moi. Mais le ton monte. Nous sommes accusés assez violemment. Des tiers s'en mêlent. Les discussions sont âpres, je dois me sortir de la nasse. Je parle énormément, avec un brio qui m'étonne moi-même, et m'étourdit presque. C'est comme de conduire à grande vitesse une voiture de sport. Je crois que je réussis (presque ?) à les convaincre de ma bonne foi. Mes amis sont plus loin, ensemble, et moi je suis avec les trois femmes, au café. Et plus ça va plus je sens que je suis de leur côté mais sans pouvoir leur dire. Je les aime. Mais j'aime aussi mes amis. Ma position est très délicate. Je ne veux trahir personne. Je vois en particulier une blonde, assez grande, fine, très élégante, qui se penche au-dessus de moi, et je peux sentir son parfum et la courbure de son corps qui m'émeut tout particulièrement. Je me sens de mieux en mieux mais ma position est de plus en plus délicate. Je veux les défendre, mais de manière à ce que mes amis pensent que c'est encore un jeu à leurs dépens (aux dépens des femmes). Je m'en tire à merveille et en retire une jouissance incomparable. Quand je retourne vers mes amis, il y a un moment délicat. Ils m'accusent de collusion avec les femmes, mais, là non plus, nous ne savons pas si c'est joué ou si c'est réel. Je me prends sincèrement de bec avec eux et à la fois, sans qu'il semble y avoir la moindre contradiction, nous nous congratulons secrètement. Pourtant mon cœur est avec les femmes.
Il y avait dans ce rêve une qualité de suavité et d'esprit mêlée à un érotisme léger mais entêtant qui le rendait incomparable. C'était comme un grand vin blanc. Léger, mais puissant et enivrant. Une fête des sens et de l'esprit. Peut-être que je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je suis partagé… C'est vrai mais ce n'est pas ça non plus. Je ne saurai sans doute jamais d'où provient ce bonheur. Si je devais lui donner un titre, le seul qui me paraît adapté serait "ivresse", alors même que ça ne dit rien de l'histoire. Mais j'étais sur la pointe des nerfs et de l'esprit, sans aucune douleur. « Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! » Non, c'est là qu'il me faut être, au creux de la modernité, à Paris ou dans une grande ville de province. À la rigueur dans l'Orient-Express. Il faut que dans ma mémoire flottent quelques bribes de Blue in Green, de Bill Evans. Il n'y a que le jazz qui sache parler de ces états, ces états où la conversation, le jeu, la sexualité, l'intelligence et la séduction nous font vibrer à une fréquence rare, si précieuse. La vie dans ce qu'elle a de plus fin, subtil, aigu, aérien, inventif. La vie, quoi ! C'est peu mais c'est énorme.