Me réveillant au milieu de la nuit, j'écoute Anne Queffélec, Olivier Charlier, Anna Göckel, Laurent Marfaing, Marc Coppey et Yann Dubost, qui jouent Mozart (le quatuor avec piano en sol mineur) et Beethoven au festival de La Roque d'Anthéron, et ce qui me frappe c'est qu'elle (Queffélec) n'a pas assez en elle pour jouer cette musique. Pas assez de quoi ? C'est toute la question. Tout, dans son visage, dans ses attitudes, dans ses mimiques, dit cette insuffisance, ce manque, cette impossibilité. Il est probable que si j'écoutais ce concert à la radio, je ne serais pas aussi sensible à cet aspect des choses, mais ici ça me crève les yeux. Je ne vais pas critiquer tel ou tel point de son piano, de son interprétation, la question n'est pas là. La question est au-delà de la musique, ou peut-être au contraire n'est-elle que cela : la musique. Qui faut-il être pour jouer le Quatrième concerto de Beethoven ? Il n'y a pas suffisamment dans ce petit corps, dans ce visage, tout en lui le crie. Elle aura beau faire, elle aura beau donner le meilleur d'elle-même, et très sincèrement, et ses compagnons également, ils auront beau « faire de la musique », et du mieux qu'ils le peuvent, ils seront toujours en-deçà. Le moindre rubato le démontre, le moindre crescendo. Comme j'écris ceci en écoutant la musique en arrière plan, je me dis que je suis injuste, que ce n'est pas si mal, qu'il y a de belles choses, et puis je me dis aussi, qui suis-je pour porter un tel jugement, que je n'ai sans doute pas la compétence nécessaire pour juger de cela, que je ferais mieux de me taire, de ne rien dire, de prendre ce qu'il y a à prendre sans demander mon reste, qu'il faudrait être bienveillant et indulgent… Mais non ! C'est de la folie, d'être bienveillant et indulgent ! Tout le monde l'est bien suffisamment. Qui défend Beethoven, qui défend Mozart ? Qui se soucie de la musique ? Après tout, personne n'a forcé ces gens-là à jouer Beethoven ! On ne peut pas être indulgent quand il est question d'art et la bienveillance n'a rien à faire ici.
La précipitation avec laquelle elle revient jouer en bis l'arrangement (par Kempff) du menuet d'une suite de Haendel, à peine ont-ils salué pour le concerto de Beethoven, le démontre cruellement. Cette musique, si jolie soit-elle, est un affront terrible à ce qu'on vient d'entendre auparavant, et la pianiste semble comme un poisson dans l'eau quand elle joue Haendel. Ici elle est à sa place.
Qui se soucie de la musique ? Personne. Qui écoute Beethoven ? Personne. Ils écoutent tous un concert où l'on joue du Beethoven. Ils écoutent une pianiste qui joue du piano. Beethoven n'est qu'un prétexte. Il disparaît tout à fait sous les phrases et les sentiments de cette pianiste et de ces musiciens qui sont venus là pour eux-mêmes, pour eux-mêmes ou pour le concert qu'ils donnent, pour le public. On a l'impression qu'ils n'ont aucune idée de qui est Beethoven et surtout de ce qu'est sa musique. On les voit mimer les sentiments et les effets et les contours qu'on a déjà vus et entendus ailleurs milles fois. Ils ont l'impression que la musique c'est ça, ils sont sincères. Chacune de leurs phrases est correctement jouée, sans doute, mais elle n'est tout simplement pas à la hauteur. L'exigence terrible de Beethoven, ils ne l'éprouvent pas : ils jouent des notes. Assez bien, d'ailleurs.
Que manque-t-il ? Que manquent-ils ? Beethoven.