Lisant un peu négligemment des commentaires qui font suite à une déclaration d'Alain Finkielkraut (n'importe laquelle ferait l'affaire), sur Twitter, on est frappé par l'impossibilité totale de dialoguer avec ces gens-là. Non parce que ce serait des "méchants", mais parce que la somme des choses qu'ils ignorent est tellement importante que toute discussion en devient rigoureusement impossible.
Je pourrais facilement élargir le cercle, bien sûr, puisqu'Alain Finkielkraut est loin d'être le seul dont je puisse dire cela. Tout la tromperie des réseaux sociaux, et, plus généralement, de la démocratie terminale dans laquelle nous évoluons depuis une vingtaine d'années, est là : nous conversons toute la journée avec des gens qui ne peuvent pas comprendre de quoi nous parlons. Eux et nous parlons des langues radicalement différentes, bien qu'on les appelle toutes "le français". Nous n'avons plus aucune culture commune, nous n'avons plus de Lettres communes, à part celles de l'alphabet, et encore — et je ne parle même pas de mémoire (historique, sociale, nationale) commune.
Un autre tweet m'a beaucoup frappé, qui demandait à la cantonade quel était le livre qui avait le plus compté dans la vie de lecteur de ceux qui passaient là. Là non plus, les mots n'ont visiblement pas le même sens. On croit qu'en disant "livre" on se fait comprendre mais il s'agit d'une illusion.
On croit qu'en disant "musique" on se fait comprendre, mais c'est une illusion (peut-être la plus cruelle de toutes). On croit qu'en disant "parole" on se fait comprendre mais là aussi il faut déchanter. Je me demande s'il reste encore des mots que tout le monde comprend de la même manière. Même "la mort" n'a plus de sens partagé par tous.
J'avais hier un échange avec une personne qui, pleine de bonnes intentions pour la pauvre (et défunte) École de France (on n'ose plus parler d'École française), parlait d'Objectif Qualité et qui, très visiblement, ne comprenait pas ce que j'essayais de lui dire, à savoir que c'était précisément cela (son "objectif-qualité", cette langue de technocrate et de marchand de produits) qui avait provoqué l'effondrement de l'École.
Il arrive que nous tentions encore de nous faire comprendre, car il nous reste, malgré tout, un reste de courtoisie (ou de crétinerie), mais bien vite nous sommes rattrapés par la réalité, et le rappel à l'ordre est implacable : il est vain de vouloir se faire comprendre, la plupart du temps, sauf si l'on tient absolument à désespérer.
Nul besoin d'aller en Seine-Saint-Denis, pour se sentir exilé et étranger, il suffit d'ouvrir la bouche ou les oreilles, il suffit d'avoir quelque chose à dire, il suffit d'avoir besoin d'être compris. C'est encore la langue qui nous fait le mieux sentir notre solitude.