Je n'ai jamais raconté cette histoire parce qu'elle me fait honte. Elle se passe au début des années 80, alors que je venais de m'installer en Bourgogne, la Bourgogne du nord, dans une grande maison, en un minuscule village nommé Planay. J'y étais seul, dans cette maison, seul avec mon chat et mon piano. J'y suis resté cinq années, et je crois bien que ces cinq années furent les plus heureuses de ma vie. Je prenais le train une fois par semaine pour aller donner mes cours de piano au conservatoire, à Paris, où je restais deux jours. Nous avions eu la chance incroyable d'avoir un des tout premiers TGV de France, qui, à peu près inexplicablement, s'arrêtait à Montbard, ce qui mettait la Capitale à une grosse heure de mon village, alors que celui-ci se situait à deux cent-cinquante kilomètres de Paris. À cette époque j'étais avec une femme dont j'étais encore très amoureux, mais elle avait refusé de me suivre au fin fond de la campagne française. Elle venait parfois m'y rejoindre, cependant, mais ne restait jamais plus de quelques jours. Et moi, cette vie partagée entre Paris, la femme, la vie sociale, et la solitude bourguignonne, m'allait très bien. Comme je l'ai dit plus haut, c'est par le train que je me rendais à Paris, mais je devais encore prendre ma voiture, une Opel Rekord qu'un de mes oncles corses m'avait légué, pour me rendre à la gare, située à vingt kilomètres de chez moi. J'aimais beaucoup cette auto, qui me donnait l'impression de rouler "en américaine". Un de mes grands plaisirs, alors, était de circuler dans la campagne bourguignonne, à l'automne, fenêtres ouvertes, en compagnie des quatuors de Beethoven (surtout ceux de l'opus 59) diffusés à plein volume. J'ai eu très peu de visiteurs, durant ces cinq années de rêve. Barbara King, une pianiste de jazz américaine, mon maître Alsina et sa femme Alicia, Christine, la femme dont je parle plus haut, et sa fille, une ex petite amie de mes vingt ans, Catherine, ma mère et l'un de mes frères, Françoise, celle qui m'avait vendu la maison (qui avait bien connu les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo, Hara-Kiri et la Gueule ouverte, qui y avaient passé beaucoup de week-ends), c'est à peu près tout. Une fois, pourtant, j'ai pris la voiture pour aller à Paris. Là-bas se trouvant un de mes meilleurs amis et la meilleure amie de mon amie, qui tous deux habitaient dans le sud, il avait été décidé qu'ils feraient étape chez moi avant de poursuivre leur chemin vers leurs domiciles respectifs, Montélimar dans la Drôme et Domazan dans le Gard. Nous ferions donc le voyage de retour tous les trois. En voiture.
Ici, il faut entendre la musique de Scriabine, ses accords magiques suspendus et désarticulés, son attente incertaine, sa pâleur fiévreuse, son éparpillement foudroyé. Nous étions heureux, tous les trois, sur la route. André était devant, à mes côtés, Michèle derrière, qui se penchait par-dessus le siège pour nous parler (j'aimais plaire à Michèle (je me souviens d'elle, à Annecy, qui m'avait dit, en parlant de Christine, qu'elle avait bien raison de montrer ses seins, qui étaient jolis, alors que moi je faisais semblant de désirer qu'elle les montre un peu moins)). Enfin, moi j'étais heureux, en tout cas. Pour une fois, je ne rentrais pas seul, pour une fois je n'arriverai pas seul dans la maison glacée, pour une fois on m'aiderait à rallumer le feu, on se tiendrait chaud, on parlerait jusque tard dans la nuit, et le petit déjeuner, le lendemain matin, serait joyeux. Il y avait dans la voiture une exaltation tranquille et une chaleur qui me portaient. La route était belle, dans la nuit tombée. Nous n'étions pas pressés.
Et c'est là que je me suis entendu dire à mes deux compagnons cette chose dont encore aujourd'hui j'ai honte. Je m'adressais plus directement au garçon, en le prenant à partie, mais en réalité mon discours s'adressait surtout à Michèle, dont, peut-être, j'imaginais qu'elle allait répéter mes mots à Christine. « Ah, si tu savais, André, comme c'est agréable d'avoir une sécurité sexuelle, comme c'est bon de ne pas se demander tous les trois jours de qui l'on est amoureux, qui l'on désire ! » Bien entendu, c'est de moi que je parlais, car à l'époque j'étais amoureux tous les trois jours, et je voulais ainsi montrer que ma nouvelle stabilité amoureuse me plongeait dans un bonheur enviable à tout point de vue. Mais je n'étais pas dupe, et je savais pertinemment que cette stabilité amoureuse, j'aurais aimé que Christine la ressente au même degré, que je puisse enfin être un peu tranquille ! J'étais en train de faire tranquillement l'apologie de la fidélité benoite et casanière, du "ça-me-suffit" petit-bourgeois que nous avions tant raillé et méprisé jusque là.
Au moment-même où ces quelques mots sont sortis de ma bouche, le rouge m'est monté au front (heureusement, il faisait noir). C'est surtout le ton de crétin avec lequel j'avais proféré ces paroles que je trouvais humiliant. J'étais satisfait. Confit et ridicule. Pitoyable. J'aurais voulu disparaître. Je ne sais plus du tout de quoi nous avons discuté ensuite, mais la fin du voyage en a été gâchée, même si, très charitablement, mes deux amis ont fait semblant de n'avoir rien entendu, ou peut-être de ne pas me prendre au sérieux. J'avais vingt-cinq ans, et mon rêve dans la vie était d'être tranquille — sexuellement tranquille ! Je voulais être serein. Je voulais être peinard. J'avais les études de Chopin en tête, et ne voulais pas être dérangé par des histoires de cul ! Pauvre couillon… La sérénité, il me faudrait encore trente ans, avant de comprendre de quoi il était question. L'amour aussi.
Quelques années après, j'ai accompagné une soprano dans le célèbre Abendempfindung, de Mozart. On traduit souvent ce titre littéralement, par "sentiment du soir". Mais en français, le "sentiment du soir" porte un nom, c'est le serein. Et ce serein n'est pas si serein. Il est mouillé, il est humide, il est froid, on peut attraper la mort. J'ai toujours pensé, non, j'ai toujours senti, plutôt, que le crépuscule était le moment de la journée où l'on pouvait passer insensiblement dans l'autre monde, dans un autre monde que le monde visible et familier que nous nous racontons sans cesse : c'est un seuil. Comme toujours chez Mozart, les larmes sont proches de la joie, on ne sait pas exactement ce que l'on ressent, on ne sait pas si l'on doit avoir peur ou être confiant, si l'on doit avoir le cœur dilaté ou oppressé. Cette belle sérénité, qui semble si désirable, ne me fait pas envie, je l'avoue. Je préfère souffrir d'amour, je préfère perdre que gagner. Je préfère laisser la sérénité à ceux qui ne savent pas aimer — qui sont presque toujours ceux qui vous prodiguent des leçons sur l'amour et l'existence. Bien entendu, la sérénité, la vraie sérénité, la sérénité profonde, est le but ultime d'une vie, mais, un peu comme l'authenticité, tant qu'on n'a pas atteint ce niveau-là, tant qu'on n'est pas arrivé à leur terme, ces états ou ces qualités ne sont que des signes de mort cérébrale ou de radinerie spirituelle. La plupart de ceux qui nous parlent de sérénité ne sont, comme je l'étais, en voiture, avec mes amis, que des trouillards. Et, dans ces moments-là, je préfère écouter Granados ou Albeniz, je préfère mordre que sourire, je préfère pleurer que bailler.