L'obésité n'est pas un problème esthétique, c'est un des phénomènes les plus importants de nos sociétés modernes. Ce n'est pas un détail, ce n'est pas un accident. C'est le signe très visible d'un vice profond qui a des conséquences dans beaucoup de domaines.
Pourquoi mange-t-on trop ? Parce qu'on est dénutri. Parce que la nourriture qu'on nous propose aujourd'hui n'est pas nourrissante. Oh, elle nourrit au sens où elle remplit, où elle semble combler les failles affectives, où elle apporte les calories et les macro-nutriments (glucides, protéines, lipides) sur lesquels ces imbéciles de diététiciens ont les yeux rivés depuis la dernière guerre, mais elle n'est absolument pas nutritive. Elle est vide. Dès lors, les organismes ont besoin d'ingurgiter des quantités très importantes de cette nourriture dégradée, car ils essaient en vain de combler leur manque de micro-nutriments (minéraux, vitamines, oligo-éléments, etc.). Et ne me parlez pas de psychologie ! Je ne dis pas que la psychologie ne joue aucun rôle, mais elle n'est que rarement à l'origine de ces déséquilibres ; elle en serait plutôt une des nombreuses conséquences.
Nous sommes tous carencés en micro-nutriments (qui en parle ?) parce que notre environnement l'est aussi. Si l'environnement (les sols, par exemple) sont privés de micro-nutriments, depuis l'industrialisation de l'agriculture et la chimie qui l'accompagne, il est évident que les fruits et légumes qui poussent dans cet environnement sont eux-mêmes très pauvres en micro-nutriments. Mais qu'importe, vous disent les médecins et les diététiciens : si vous avez votre compte de protéines, de glucide et de lipides, et surtout de calories, tout va bien… Et c'est ainsi qu'on fabrique des obèses, parce que les organismes de ces gens-là, contrairement aux apparences, ne sont jamais rassasiés ; ce sont des coquilles vides.
L'industrialisation des cultures, la transformation et les divers procédés de conservation de la nourriture, qui ont cours depuis maintenant un demi-siècle, sont en train de montrer au grand jour leur beau résultat (au sens où nous pouvons voir ses effets, sans avoir besoin d'analyses biologiques et d'appareillage technique). En ce sens, l'obésité n'est que le signe visible de ce désastre : tout le reste (à peu près toutes les pathologies que les contemporains découvrent depuis plus de cinquante ans) est la conséquence de cette alimentation dégénérée, à laquelle il faut ajouter les pollutions diverses (et dans ces pollutions, j'inclus la pharmacopée utilisée de manière intensive — mais les deux phénomènes sont si étroitement liés qu'il est pratiquement impossible de les distinguer (« il existe à l'heure actuelle en France quinze millions de consommateurs permanents [de médicaments], c'est-à-dire souffrant d'affections chroniques (auxquels il faut ajouter les consommateurs occasionnels). Et dans un pays qui fait plutôt figure de privilégié, un Français sur trois représente un malade. »*) ).
Nous devons dire merci aux obèses, car ils montrent la réalité, ils lui donnent un corps et une forme, et presque une raison sociale. Je me souviens de ces années du siècle précèdent où elle ne sévissait encore qu'aux États-Unis — et nous pensions naïvement qu'il s'agissait d'un problème culturel. Il s'agit bien d'un problème culturel, en un sens, mais ce problème est mondial autant que technique, culturel autant que physiologique, politique autant que moral. Le corps s'effondre, voilà la vérité. Et plus le corps s'effondre, plus il se dilate, plus il s'épaissit, plus il fait signe, désespérément (toutes les pathologies modernes sont des signaux envoyés par un corps abandonné et maltraité, nié). Comment ne pas voir qu'à mesure que la technologie prend plus de place dans nos vies le corps disparaît, se défait, est réduit à l'état d'enveloppe vide et flasque. La vêture suit d'ailleurs étroitement cette évolution, qu'elle expose de manière hystérique. Vous voulez connaître l'état biologique du corps de vos contemporains ? Regardez un défilé de mode. Un index cliqueur, une bouche vorace, un ventre pourri (l'état des intestins de nos contemporains est sans doute l'une des choses les plus effrayantes qui soient), et un cerveau qui se prépare activement à la dégénérescence, c'est à peu près tout ce qu'il reste de l'homme. Il ne faut pas s'étonner que celui-ci ait peur d'un virus et qu'il le considère comme son pire ennemi. Il a sacrifié son terrain ; dès lors la moindre intempérie le blesse et le met en danger. Tout peut lui être fatal. Le SIDA aura été, il y a déjà quatre décennies, le signe précurseur et terrifiant de cet effondrement intérieur des corps. Pour la première fois peut-être, dans l'histoire de l'humanité, des agents microbiens jusque là inoffensifs étaient capables de tuer un jeune adulte. C'est que le système immunitaire de toute une partie de la population n'existait plus qu'à l'état de souvenir. On a voulu croire que cet état de fait était un accident, une anomalie réservée à quelques malchanceux, alors qu'il aurait fallu entendre la détresse immunitaire globale qui se préparait.
L'homme moderne a troqué le stress violent et dur, mais éphémère, contre le stress chronique et mou, à bas bruit, celui qui use, dévitalise et provoque la dégénérescence et la dépression. Il vit dans un confort permanent qui le prive petit à petit de toutes ses ressources naturelles. C'est un vacciné chronique bardé de défenses extérieures (qui ne lui appartiennent pas) qui a sacrifié toutes ses ressources intérieures à ce qu'on lui vend comme la panacée (la Science te sauvera). Qu'il soit désormais à la merci de ceux qui contrôlent et fabriquent ces étais artificiels n'est en rien étonnant. Il ne peut plus fuir ni combattre, il ne peut que s'abandonner à une technique qui a fait de lui un consommateur captif, un éternel locataire. La déconcertante facilité avec laquelle le monde entier a été mis sous tutelle par les laboratoires pharmaceutiques est révélatrice : l'humain du troisième millénaire a accepté sa dépossession avec une docilité remarquable parce qu'il savait avoir préalablement renoncé à la faculté de se protéger lui-même.
À côté de l'obésité, un autre marqueur vient dévoiler l'effondrement des corps : la consommation de benzodiazépines et, plus largement, une dépendance quasi générale à la drogue. Les rares qui y échappent ont d'autres béquilles, guère moins délétères, mais la dépendance à tout ce qui entre dans le corps me semble fondamentale : nourriture, médicaments, tranquillisants, excitants, neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, calmants, anti-douleurs, euphorisants, anti-inflammatoires, antibiotiques, bruit, ondes, images aussitôt oubliées, parole vide, sans poids. La pollution est générale. La dépendance est maximale. Ce qu'a montré la pseudo crise sanitaire, c'est que nous sommes nus, les muqueuses à vif. Bien sûr, ce n'est pas complètement vrai, mais tout a été fait pour nous le faire penser. Nous nous sommes laissé dépouiller de tout ce qui nous appartient en propre, à commencer par notre responsabilité. Les maladies sont des fléchettes au curare qu'un dieu irresponsable et capricieux lance au hasard sur ses créatures désarmées. Nous attendons notre tour en baissant la tête. Nous espérons avoir de la chance. Cette croyance est profondément ancrée dans les esprits modernes ; je ne sais si nous en sortirons un jour. Les mots “cancer”, “Alzheimer”, “sclérose en plaques”, “AVC”, “infarctus”, “diabète”, sont des météores furieuses qui sont en orbite au-dessus de nous têtes et peuvent nous viser à chaque instant. Plus personne ne sait qu'il est responsable de sa santé et que son propre corps lui appartient. Ils avalent des choses qui ressemblent à des aliments, ils prennent des substances qui ressemblent à des remèdes, ils consultent des docteurs qui ressemblent à des médecins, ils écoutent des prêtres qui ressemblent à des hommes de science, ils confient leur sécurité à des employés qui ressemblent à des ministres. Quelle dignité leur reste-t-il ? Même le « non » leur est interdit. La souveraineté politique dont on nous rebat les oreilles, ils n'en ont plus la moindre idée, car il y a longtemps qu'ils y ont renoncé, quant à leur être. Leur corps n'est plus qu'un corps social ou statistique, c'est une donnée parmi d'autres, interchangeable, neutre, qu'on peut charger ou débrancher, utiliser ou sacrifier à volonté, et dont on peut disposer comme on le fait de la pièce d'une machine. Elle ne fonctionne plus, elle ne donne plus satisfaction ? On la jette, on la remplace. À l'échelle du monde, puisque c'est désormais ainsi qu'on pense, ce n'est rien — rien qui ne puisse entraver le cours des choses, rien qui ne puisse gêner la circulation des biens et des maux, des marchandises.
La détresse immunitaire a été fabriquée. C'est ce que je prétends. On parle volontiers des maladies iatrogènes, ces pathologies directement causées par la médecine, mais cette problématique masque habilement les dégâts au long cours, qui peuvent rester longtemps invisibles, ceux des pathologies qui portent des noms trop familiers, nous habituant à les considérer comme à la fois inéluctables et aléatoires. Tout le monde connaît la célèbre formule attribuée à Pasteur : « Le microbe n’est rien, le terrain est tout », mais on oublie toujours de citer la phrase dans son entier : « Béchamp avait raison : le microbe n'est rien, le terrain est tout. » Car c'est seulement à la toute fin de sa vie, qu'il aurait dit cela, et cette phrase contredit largement le pasteurisme, pasteurisme qui continue de guider notre médecine dans son ensemble. Les microbes, les bactéries, les virus ne sont pas ces dangereux hors-la-loi lâchés dans le vivant par une nature folle ou mal organisée. Pour reprendre encore une fois Michel Bounan : « Le rôle des agents infectieux, faux terroristes dont la culpabilité protège de vrais coupables est [si] nécessaire (…) . » Nécessaire à quoi ? Quels vrais coupables protègent-ils ? Je préfère terminer par une question…
Dans mes jeunes années, un terme était très en vogue parmi les commentateurs sportifs de la télévision : le verbe “désunir”. Quand ils disaient d'un athlète qu'il s'était « désuni », nous comprenions que celui-ci était en mauvaise posture, alors qu'il avait l'instant d'avant tous les atouts en main — quelque chose dans son corps ou dans son geste l'avait trahi, l'avait abandonné. La belle réussite de la médecine moderne, alliée contre-nature de l'industrie alimentaire, a été de désunir l'homme de lui-même : elle l'a transformé en son pire ennemi. Il s'est mis à pourchasser la vie en lui tout en croyant que cela lui assurerait l'immortalité.
(*) Michel Bounan — La vie innommable, 1993)