Tant qu'un homme n'est pas mort, on peut dire qu'il n'a pas vécu. Ayant vécu, je suis mort. C'est vérifiable. Je vois bien que le monde se comporte tout à fait comme si je n'existais plus, et même comme si je n'avais jamais existé. C'est en cela que réside ma chance. Il se peut aussi que le monde m'ignore parce que lui et moi ne nous trouvons pas dans le même plan de l'univers (ce que je prends pour le monde ne serait alors qu'un reflet inversé de mon absence). Cette hypothèse est à envisager sérieusement.
Il m'a donc fallu attendre le trépas pour commencer à raconter la vie que j'ai empruntée pour arriver là où j'en suis. Cette vie — dont personne ne voulait, il faut bien le dire — n'était pas la mienne, mais il a pourtant fallu faire comme si. J'ai su donner le change. Dans ce domaine, au moins, c'est un sans-faute. Même mes plus proches amis ne se sont aperçus de rien. Ils continuent comme si de rien n'était de m'appeler Georges. Georges par-ci, Georges par-là, Georges a fait ci, Georges n'a pas fait ça, Georges aurait dû, Georges a tout raté, Georges était plus ou moins ce qu'il aurait voulu être, Georges pensait que, Georges ne manque à personne… Ils sont persuadés de m'avoir connu et d'avoir croisé une vie, une trajectoire inscrite dans le temps qu'ils appellent une vie, ma vie, une vie qui se serait croisée avec la leur, une vie qui aurait été contaminée et infléchie par la leur. Ils n'en démordent pas : nous nous sommes connus. Nous avons été des amis, des frères, des parents, des cousins, des relations de travail, des amants, des compatriotes, des contemporains. Nous avons interagi, comme ils aiment à le dire. Nous nous sommes parfois disputés, brouillés, détestés, et même aimés, nous nous sommes perdus de vue, puis retrouvés, puis reperdus, nous nous sommes oubliés, entendus, compris, ou méprisés. Bref, nous avons, selon eux, expérimenté ce qui fait qu'une vie humaine est une vie humaine, nous avons échangé des numéros de téléphone, des billets de banque, des gnons, des affects, des pensées, des idées, des sentiments, des souvenirs et des moments, et même quelques fluides et bactéries. Certains vont jusqu'à parler de gènes, mais cela dépasse mes compétences.
Il paraît que le Georges qui écrit ces lignes aurait eu cinq frères et une sœur (c'est lui qui le pense, ou qui le croit, et c'est ce qui est inscrit dans l'état civil). Dans une autre version de l'histoire, il aurait eu six frères, ou même sept. Laissons ces détails de côté pour le moment. Disons qu'à l'heure où nous parlons il aurait cinq frères, puisque la sœur est morte, ce qui semble indiquer qu'elle aussi a vécu, contrairement aux autres qui ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Auront-ils vécu ? Auront-ils croisé d'autres vies que les leurs ? Nous le saurons bientôt. À ce point de l'histoire, on pourrait se demander aussi s'il doit être fait mention de l'Histoire, ou si nous devons l'ignorer autant qu'elle nous a ignorés. Les romans en général font entrer cette donnée dans leurs équations, mais avec quel bénéfice ? La question se pose. Je dirai seulement pour l'instant que l'Histoire et l'histoire ne sont pas seules à se croiser, qu'il faudrait tenir compte également des bêtes, des paysages, des forêts, des températures et des odeurs, de la qualité des sols et des coucheries de François Hollande. Si rien ne devrait être laissé de côté, il va de soi pourtant qu'on ne pourra pas complètement négliger certaines contraintes techniques ou physiologiques, comme le nombre de pages du volume et la santé du rédacteur. Il faut rester réaliste.
(J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse, j'aimerais citer sans relâche, pour porter ma voix parmi les nombres, j'aimerais me frayer un étroit chemin à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, rapporter, faire écho, laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains, être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, la phrase de passage, la fenêtre ouverte sur l'intelligence.)
Un tableau vivant nécessite des personnages, de la psychologie, des anecdotes, une certaine chronologie (qui peut éventuellement être retournée ou défaite), un rythme, une ou des intrigues, des descriptions, et une composition. Certains ajouteraient une direction, ou un terme, mais c'est précisément ce que nous voudrions éviter, sans savoir si la chose est possible. Ah, j'allais oublier le sens, mais de cela nous ne sommes pas comptables. S'il devait arriver que des lecteurs en trouvent dans ces pages, nous devrions décliner toute responsabilité, et renvoyer ces lecteurs à leur propre désir, ce qui ne devrait pas être très difficile, puisqu'ils ne connaissent que cela. Les lecteurs de romans sont bien trop silencieux. Ils devraient hurler à chaque page.
On devrait peut-être se demander si le roman est bien le genre qui convient ici, mais j'aime bien ce vocable de "roman", et son grand avantage est de recouvrir aujourd'hui une somme considérable de formes. La cérémonie du roman nous séduit, même quand elle se réduit à un mot imprimé sur une couverture. Les apparences seront avec nous quoi qu'il arrive.
Mais, me direz-vous : là où j'en suis, où est-ce ? C'est que je ne le sais pas très bien. Les choses ne sont pas si claires. Je suis ici, indubitablement, mais, tout à la fois, je n'y suis pas du tout. Ne croyez pas que j'essaie d'embrouiller volontairement la situation, afin d'échapper à mes responsabilités. Il n'est nullement question de cela, en vérité. C'est même tout le contraire. C'est justement parce que je veux être exact que je dois exposer la situation dans son paradoxe apparent. Écrivant les phrases qui précèdent, je ne peux nier que je suis là, puisqu'il faut être quelque part pour agir, mais tout en moi se révolte dès que j'écris que c'est moi qui écris. Et si ce n'est pas moi qui écris, où suis-je quand ce qui s'écrit ici s'écrit ?
Tout livre doit hurler à son lecteur… Eh bien, hurlons ! Le lecteur se tait, profitons-en pour parler plus fort que lui. C'est dur, de vieillir, vous savez ! Toute une vie pour en arriver là… Vraiment, si on avait su… Toute une vie pour apprendre ce qu'on savait déjà et ce que tout le monde sait dès l'origine. Quel temps perdu ! À chaque fois, recommencer à faire semblant de découvrir… Creuser derrière les apparences, en faisant mine de trouver ce qui est en peine lumière… Nos cris ne font peur à personne car tout le monde crie, nos paroles n'intéressent personne car tout le monde parle en même temps, chacun dans son tunnel. De temps en temps, une femme jouit avec grâce et nous croyons au bon dieu. Ça ne dure pas. On croit écrire une grande histoire, un roman fabuleux, mais nous trouvons dans le journal du matin la même histoire, le même roman, avec plus de détails, et qui semblent plus vraie et plus réussi. À quoi bon ? Alors le hurlement nous reprend. Quand on n'a rien à dire d'important, il faut crier, il faut barbouiller les murs de merde, il faut invectiver, étonner, surprendre, insulter, il faut chanter plus vite que la voix, il faut parler plus loin que le sens. Alors nous convoquerons la saleté, la trahison et le délire, le rire de l'idiot et la beauté ineffable, nous blasphémerons et nous profanerons ce que nous avons de plus précieux, bien sûr, comme à chaque fois que l'autre plonge son pieu dans notre cœur.
On ne nous a pas appris à aimer.
(…)
À Jean Quatremaille, fraternellement