Ils me tendent leur coude ! Mais moi j'ai besoin de leur serrer la main, pour savoir en quelle tonalité ils évoluent. En ré mineur, en fa majeur, en la majeur ? Sont-ils diatoniques, chromatiques ? En serrant la main de quelqu'un, un pianiste peut sentir si celui-ci est du genre fortissimo, ou andante, ou staccato. Le coude, lui, est muet. On ne sent pas avec une articulation, non plus qu'on ne parle.
Ceux qui ont travaillé le piano ont une empreinte en eux qui leur vient de la géographie du clavier (à cause de la disposition des touches blanches et des touches noires). Cette empreinte est à la fois active et passive. Elle émet et elle reçoit. Elle donne et elle prend.
La main d'un pianiste est une extension de son oreille. C'est une oreille au bout du bras, une oreille délocalisée, comme certains animaux ont les yeux à l'extrémité de tentacules.
J'ai enfin ouvert, quarante ans après l'avoir acheté, le livre "Genèse de la tonalité musicale classique", d'Armand Machabey ! Ce livre est un reproche vivant. Pas un mois sans que je me dise : « Tu ne l'as pas lu ! » sans que Machabey ne me dise : « Tu ne M'as pas lu ! » Armand Machabey… Quelle idée, aussi, d'avoir un si joli nom ! C'est un nom qui dissuade le lecteur. Avec un nom comme ça, se dit-on, il suffit bien de posséder le livre ! En quelle année ai-je bien pu acheter ce livre ? Je dirais à la toute fin des années 70, quand je prenais des cours de contrepoint avec Gérard Geay, d'après le traité de Zarlino. Quarante ans que ce livre me travaille… Si je le lisais, aujourd'hui, je découvrirais sans doute que je le connais par cœur. Quarante ans de mutisme absolu, ça perce les tympans les mieux armés. Imaginez un vieux couple qui durant quarante ans ne s'adresse pas la parole. (Ils se connaissent tellement… À quoi servirait-il qu'ils se parlent ?) Souffrent-ils ? Bien au contraire. Ils ont atteint une paix que les autres couples ne connaîtront jamais.
Le contrepoint et moi, nous aurons été toute la vie au coude à coude, dans deux voies parallèles, nous apercevant à travers les minces parois de la biographie. Nous nous faisons des signes, quelquefois. On se connaît sans se connaître. On se reconnaît mais on ne se serre pas la main.
Les titres font rêver. « L'ambiance musicale en occident du IIe au VIIIe siècle », « Progrès de la tierce », « Les "ténors", la tonalité majeure ». Et puis, le rapport entre "organum" et "organiste", que je n'avais jamais compris : orgasme intellectuel !
Agathe, à qui je dis : « Schubert a copié Beethoven », me répond : « Quoi ??? Mais c'est NUL ! » Comment voulez-vous que la tierce progresse ?