Plus j'avance en âge plus je suis convaincu qu'il est impossible d'entendre (vraiment) la musique sans partition. C'est une mauvaise nouvelle, en un sens, mais c'est la vérité. Le paradoxe, c'est que ce sont les seuls vrais musiciens qui en sont capables, c'est-à-dire, en France, trois cents personnes, même pas. Eux peuvent se passer de la partition, d'une part parce qu'ils la connaissent, et d'autre part parce qu'ils possèdent des moyens (mémoire, capacité d'analyse en temps réel, discernement auditif, connaissance des formes) qui les rendent capables d'entendre la multiplicité d'informations que véhicule la musique, et surtout d'ordonner mentalement (et à grande vitesse) ces informations. Je sais qu'on va m'opposer le plaisir "gratuit" de l'auditeur inculte et vierge de préjugés. Foutaises.
La musique a un statut trompeur. On la croit tout entière du côté du sonore : c'est faux. Si l'on se contente du son, on en perd la plus grande part. Pour entendre, il faut comprendre. Et pour comprendre, il n'y a rien de mieux que la partition, qui nous fait voir ce qu'on entend, et surtout ce qu'on n'entend pas.
Il n'y a rien, dans ma vie, qui ne soit soumis à la musique, d'une manière ou d'une autre. Rien. C'est le mètre-étalon, c'est l'instrument de mesure, l'instrument de perception et le filtre d'intelligence. Pourquoi j'y ai renoncé, me demande-t-on souvent. Je ne sais pas répondre à cette question. À plusieurs reprises je m'y suis essayé, pourtant, mais aucune réponse n'était vraie, ou seulement convaincante. La seule chose dont je sois sûr, c'est que quoi que je fasse, la musique reste en moi : sa place ne diminue pas, bien au contraire. Au fur et à mesure que je me suis éloigné de la pratique musicale, elle aurait même eu tendance à devenir plus brûlante, plus essentielle, ou plus profonde. En me prenant de passion pour l'écriture, j'ai retrouvé la douleur bien connue, celle de mon enfance, causée par la musique (sinon causée, du moins révélée, par elle) : la poignée de cendres jetée dans les bronches, l'évidence glaçante de l'implacable solitude qui vient comme une vague nous coucher dans la terre, le retrait de l'être qu'on sent s'épandre en soi comme un vent aride et vireux.
La douleur la plus fidèle, celle que je connais le mieux, aura été causée par l'impossibilité presque complète de communier dans le sentiment de la musique. Je n'ai jamais rencontré, en tout cas, quelqu'un avec qui j'aurais pu partager cela, hormis mon père. Si, je crois qu'il y avait la jeune Ophélie, mais justement, ce sera sans doute cette trop violente sensibilité qui l'a, très paradoxalement, éloignée de moi.