Soit dit en passant, je pense que je vais arrêter mon traitement contre l'hypertension. Y en a marre, de faire comme tout le monde ! Et puis je suis humilié de prendre des béta-bloquants…
Je préfèrerais avoir une voiture vert pomme. Je préfèrerais écrire des romans et passer à la télé, comme tout le monde. Je préfèrerais ne jamais avoir pris l'habitude de tenir mon couteau avec la main gauche.
Mes points forts sont que j'ai été violé à dix ans (ou peut-être neuf), que je descends de Napoléon Bonaparte, et que je ne parle aucune langue étrangère.
Quand j'épluche des courgettes, je ne peux pas m'empêcher de serrer les dents. « Il s’était introduit, je ne sais comment, dans quelques maisons honnêtes, où il avait son couvert, mais à la condition qu’il ne parlerait pas, sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait, et mangeait de rage. Il était excellent à voir dans cette contrainte. »
Violé est un bien grand mot. Je ne l'utilise que pour faire plaisir aux imbéciles d'aujourd'hui, qui pourraient croire que je vais moi aussi me plaindre d'attouchements incestueux. Il n'en est rien, bien entendu. Je mourrais de honte si je devais un jour me plaindre des gestes que j'ai subis quand j'étais enfant. J'ai cherché un substitut à "subis", qui ne convient pas du tout, mais je ne veux pas non plus tomber dans la provocation qui consisterait à écrire "dont j'ai bénéficié", quoiqu'il ne faudrait pas me pousser beaucoup…
Un autre point fort est mon prénom. J'ai chipé ce prénom à l'un de mes frères, ce qui était une rudement bonne idée. Je ne veux pas dire par là qu'il ne le méritait pas, pas du tout, mais je suis très honoré de porter ce prénom, qui vient de loin. Je me suis tu longtemps, très longtemps. Ma jeunesse fut celle d'un garçon silencieux, timide, mais heureux. Heureux avec un vélo, un piano, un grand jardin et des chats.
Je prenais des béta-bloquants, pour le trac, jadis, et je portais des sous-vêtements chauds car j'avais toujours froid aux mains. Oui, je crois que j'ai aimé être contre le corps de ma sœur. Je me rappelle encore le plaisir éprouvé. Je pense que personne ne l'a su, à la maison, et je ne lui en ai jamais voulu, à elle. Est-ce qu'on bande, à neuf ans ? Je n'ai aucun souvenir de ça. En revanche, je me rappelle que les copains, eux, allaient dans une cabane, chez Bernard A, dans laquelle il y avait des trous dans les murs, et qu'ils se branlaient en chœur. Je ne crois pas avoir jamais participé à ces jeux, peut-être parce que j'étais un peu plus jeune qu'eux. J'avais été admis dans la cabane à branlage, c'était déjà énorme.
J'étais bien mignon, quand j'étais enfant, et j'avais des penchants sadiques. Il y a deux choses que je peux raconter même si elles me font un peu honte : j'avais jeté un chat dans la chaudière à charbon de la maison. Ma mère s'en était aperçue immédiatement, et m'avait flanqué une bonne raclée. Je ne devais pas être très malin, pour me faire prendre sur le fait. Une après-midi que j'étais sur mon vélo, sur la route qui passait devant chez nous, accroché à l'épaule de mon frère qui était sur une mobylette, je le lâchai au moment précis où je m'aperçus qu'un petit oiseau blessé se trouvait devant moi, et je pris bien soin de l'écraser, chose qui ne passa pas inaperçue aux yeux de mon frère, qui par la suite me fit honte de mon geste. Le moment précis où j'ai lâché l'épaule de mon frère et où j'ai dirigé ma roue vers ce pauvre animal me fait rougir encore aujourd'hui. Le troisième épisode sadique, dont je me souviens avec peine, je ne le raconterai pas. J'emporterai tout de même quelques secrets dans la tombe.
Il m'arrive souvent de me demander si j'aurais aimé être beau. Peut-être ne me croira-t-on pas, mais je pense vraiment que la réponse est négative, même si l'envie m'en est venue à maintes reprises ; je n'arrive pas à dissocier mon visage et mon corps de ce que je suis devenu. Il y a une autre raison. Peut-être est-ce un hasard, ou une malchance, je l'ignore, mais tous les hommes dont j'aurais pu envier le physique m'ont semblé bêtes ou pas très intéressants. Je n'aurais pas voulu être eux, en tout cas.
Je ne suis pas libre, mais je danse dans mes chaînes. Mes anticorps ne me protègent pas de tout et mon système para-lymphatique est loin d'être parfait. Je mange de rage, je pleure de joie, mais je ne me tais point. Comme le diraient Vanessa, Coline et Camille, je ne peux plus me taire, il faut que la vérité éclate. Les oiseaux sont des cons, ils ont voulu nous faire croire que la Terre était enchantée, alors que des violeurs sont tranquillement dans leur baignoire à remous, en train de lire Nabe, en écoutant Schubert. Ces impunis trop bien lavés complotent contre les oiseaux. J'en ai la certitude.
Ah, l'inceste et la pédophilie ! Nous auront-ils bassinés, avec ça. Inceste de citron, têtes de fion. Comme je suis heureux de n'avoir pas d'enfants, ces petits saligauds qui trente ans après traînent leurs parents devant les tribunaux, qui n'ont que des reproches à leur faire, et qui ont le culot d'appeler ça de l'amour. Petits fumiers, petits rentiers du ressentiment, petits épiciers de la vengeance réchauffée à coup de caméras, vous me faites vomir, avec vos mines de dégoûtés vicieux. Le divin enfant et ses dents de lait empoisonné, il n'a pas assez mordu les tétons de sa mère ? Que croient-ils, ces morveux, que le monde les a attendus pour séparer le bien du mal, pour essayer de trouver une place entre le désir et la prudence, entre le paradis et l'enfer ? Ils veulent être préservés de tout, du mal, des virus, de la guerre, de l'emprise, des MST, du jugement, de l'inégalité, de l'injustice, de la méchanceté, de la douleur, du racisme, de la vieillesse, et même de l'amour. On n'a jamais vu ça. Dieu, envoie-nous la Foudre et la Calamité, le chaos et l'effroi, soit un peu méchant, bordel ! Assume !
L'alliance des enfants et des femmes contre les hommes nous précipite dans un monde dont la noirceur les éblouit. Ils appellent ça le Bien parce qu'ils ont les yeux révulsés et l'esprit dans les talons. L'ombre gagne, et ils appellent ça le grand soleil. À force d'enfouir le mal comme des déchets radioactifs, à force de confondre le prétoire et la chambre, la chapelle et le cachot, la terreur s'installe, non plus à l'extérieur de nous, comme jadis, mais en nous, car nous sommes devenus les matons de nous-mêmes. Virtuoses de la vertu publique, ces funestes crapules n'hésitent plus à entrer par effraction, saccageant toute possibilité de libre-arbitre et de singularité, et ridiculisant l'idée même de liberté, sans laquelle il ne peut exister de bien. Est-ce un hasard s'il y a de plus en plus de gauchers ?
Sans doute y a-t-il toujours eu, en tout temps, des mots qui déclenchaient la clameur de l'opprobre, mais c'est dans le choix de ces mots que se lit la disgrâce ou la noblesse d'une époque, de la même manière que certains temps sont contrepointés de tragédie quand d'autres le sont de romans-photos. Certaines époques produisent Chateaubriand ou Fauré, quand d'autres engendrent Booba ou Marie Darieussecq. La musique et la langue, comme toujours, disent, avant même qu'on s'avise de les écouter, la vérité d'un peuple et d'une civilisation. J'ai la sensation que tous nous sommes entrés désormais dans la cabane à branlage d'un monde dont le seule beauté provient de son passé, de ses musées, de ses archives, et dont l'écho parvient encore vaguement à l'oreille de quelques survivants momifiés. Soit dit en passant…