On le sait, c'est souvent par ces trois mots que la prostituée s'adresse à son client, dès qu'il est entré dans la chambre. Penser à elle signifie qu'on doit lui « faire un cadeau ».
« Au moment du rendez-vous, ils connaissent le tarif » dit la pute, ou l'escort girl. Eh bien non, les hommes ne connaissent jamais "le tarif", justement. C'est tout le problème. (Elles non plus ne le connaissent pas.)
Entre 1986 et 1990, j'allais presque toujours à la même boulangerie, rue Saint-Antoine, à Paris, et j'avais bien vu qu'une des filles qui étaient là, une belle Noire d'une petite trentaine d'années, n'était pas indifférente à mes sourires. Une après-midi d'été qu'elle était dehors, en train de servir des glaces, alors que je retirais de l'argent au distributeur de billets qui se trouvait à quelques mètres de là, elle m'a adressé la parole, et j'ai entendu : « Vous pensez à moi ? » J'ai répondu que bien sûr je pensais à elle ! Elle savait qu'elle me faisait bander et me le criait dans la rue tandis que sa main et son bras semblaient disparaître dans la crème glacée.
Je suis allé l'attendre à la sortie de son travail, et nous sommes allés chez moi. Une fois au lit, je lui ai dit que je l'avais trouvée culottée, tout de même, avec son « Vous pensez à moi ? » Elle a éclaté de rire, parce qu'elle n'avait jamais dit ça, mais : « Vous en prenez, pour moi ? »
Dans les deux cas, mais je ne l'ai réalisé que beaucoup plus tard, c'est une phrase de prostituée. Quand vous entrez dans la chambre d'une putain, elle vous dit : « Tu penses à moi ? » (sous-entendu : n'oublie pas de me faire "un petit cadeau" ?). Penser à une fille, cela signifie donc très concrètement penser à lui donner de l'argent. Vous pensez à moi, vous en prenez pour moi, vous m'en donnez, tout cela est à peu près équivalent. L'argent se trouve entre le lit et l'homme. Les hommes ont une dette envers les femmes, une dette dont jamais ils ne pourront s'acquitter.
« Tu penses à moi ? » Je ne peux plus entendre ces quatre mots sans réaliser douloureusement que plus aucune femme ne peut penser à moi, puisque je n'ai plus la possibilité de « lui faire un petit cadeau ». C'est ici, je crois, que la pauvreté se fait le plus cruellement sentir. Un "homme pauvre" est un oxymore. C'est Isabelle qui m'a appris ça : sacrée leçon. Thank you Isa.
« Il se peut qu'il y ait des hommes généreux, ou qui soient très très contents, et du coup ils en laissent beaucoup plus. C'est dans la nature d'un homme de faire des cadeaux. » « Et, ceux-là, vous ne leur rendez pas la monnaie ? » Qui peut encore s'étonner, après ça, que les hommes soient fiers de leur éjaculation, quand elle est puissante et généreuse…
Les pauvres s'imaginent naïvement qu'un peu de semence jetée à l'abyme en pure perte peut tenir lieu d'argent. Ils ne connaissent pas le tarif, et se croient en mesure de régler la note. Pauvres hommes, qui jamais ne pourrez vous acquitter de cette dette, qui toujours serez en défaut de règlement. Vous voulez croire que vous pouvez vous acquitter de votre immémorial débet en régalant une femme de foutre ou de crème glacée ? La mode actuelle de l'éjaculation faciale en dit long sur leur prise de conscience rageuse mais un peu dérisoire.
Vous en prenez, pour moi, vous en pincez, pour moi, pour moi, pour moi : jolies notes de printemps, rappel au règlement.