C'est vers la cinquantaine que Marcel Crédi avait pris l'habitude d'inclure dans ses publications des bordées aléatoires de mots dont la réunion ordonnée en une unité syntaxique de sens était encore appelée "phrase" par certains vieux boucs aux sourcils en bataille. Entre deux énoncés parfaitement explicites, il glissait de temps à autre ces pavés hirsutes qui lui venaient d'on ne sait où.
Au début, il avait fait ça pour faire rire, pour amuser ses correspondants, mais comme personne ne relevait jamais, il avait fini par penser que ces phrases avaient sans doute quelque signification originale, magique, et que celle-là n'échappait qu'à lui.
C'est donc avec beaucoup d'espoir et de fièvre qu'il attendait celui qui, un jour, lui répondrait sans marquer de surprise, et ainsi serait susceptible de lui révéler le sens caché de ce que sa main traçait sur le papier en toute liberté. Mais, pour l'heure, seul un silence solennel et un peu inquiétant lui répondait.
Marcel Crédi avait par exemple écrit ceci : « Nous sommes dans un positionnement politique systémique, où toutes fonctions assujetties s'utilise, nécessité faisant loi, bon gré, mal gré, la parole ne se justifiant qu'à l'écoute de diserts silences pour conforter la thèse revendiquée, ou jeter l'anathème sur ses contradicteurs. » , ou encore : « C'est en constatant l'absolue similitude de l'usage politique du mythe, hors cette république qu'eux ne revendiquent pas pour hospice, qu'on prend la dimension sournoise, et planétaire du réseau de forces noires qui emprisonne nos facultés de penser librement, n'usant que de nos émotions les plus primaires à cette fin, laquelle est de nous contraindre en tous leurs désirs. »
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Que des Marcel Crédi existent n'est pas pour nous étonner, non, pas le moins du monde ; ce qui nous étonne fort, en revanche, c'est que des gens leur répondent comme si de rien n'était, dialoguent avec eux, et semblent même comprendre de quoi ils parlent. Cette langue existe donc, des individus la parlent, l'entendent, et l'utilisent pour communiquer entre eux.
Je propose un exercice métaphysique : lisez ces phrases trois fois de suite, à haute voix, tout en écoutant Dinu Lipatti jouer le choral Jésus, que ma Joie demeure. Le faisant, vous sentirez votre âme quitter doucement votre corps et rejoindre quelque cosmos que nul astrophysicien n'a encore jamais imaginé.
Marcel Crédi existe, je l'ai rencontré.
AMEN