Personne ne renaît à soixante-quatre ans. Certains meurent, d'autres abdiquent. (Il est toujours possible de mourir avant l'heure, bien sûr — on n'oublie jamais cette porte entr'ouverte sur la consolation du silence réel, car le mauvais silence, le faux silence des hommes est bien plus difficile à endurer.) Renaître est pourtant la seule chance qui me reste. Les jours épuisent leurs longues séries d'instants, sans qu'aucune péripétie ne vienne les distraire d'une accumulation lancinante et dérisoire, sans que le moindre cahot ne fasse irruption entre deux masses de secondes et leur donne une direction nouvelle. La vieille route est embarrassée jusqu'à devenir poisseuse et impraticable : chaque pas est un exploit silencieux. Je me consume dans un brasier froid, au fond duquel pourrissent les pages d'un journal arraché à la sidération.
Abdiquer : Renoncer, de plein gré ou non, à de hautes fonctions, à l'autorité souveraine.
Ai-je jamais eu sur moi une autorité souveraine ? Rien n'est moins sûr. Mais si j'ai renoncé à cette autorité, souvent, c'est parce que je croyais qu'elle était donnée une fois pour toutes. (Elle dit, comme les jeunes : « C'est bon, quoi ! » Il est facile d'entendre ce qui se cache derrière cette béquille. Elle, pourtant, semble ne pas s'entendre parler. (C'est bien ça, le drame : elle ne s'entend pas.))
Abdiquer : Emploi absolu. Renoncer à agir (par contrainte ou par apathie).
Apathie : État d'une âme devenue volontairement étrangère aux affections sensibles (dites "passions" dans le vocabulaire des stoïciens). Indifférence affective se traduisant par un engourdissement physique et moral avec disparition de l'initiative et de l'activité.
Souvent j'aimerais être ce qu'on appelle un animal à sang froid. Hélas, il ne n'a pas été donné de connaître cet état. Même dans mes rêves je suis plus proche de l'ébullition que de l'ataraxie. La moindre absence de réaction m'irrite les nerfs autant qu'une rage de dents. Tout est réponse. C'est bien le problème : il ne peut exister de non-réponse.
Avez-vous déjà essayé de parler avec quelqu'un qui ne s'entend pas ? Vous m'en direz des nouvelles. Soulever chaque énoncé revient à escalader une montagne. Ces gens-là se coulent dans une langue qui traîne derrière elle de lourds containers de phrases pêle-mêle, recroquevillées les unes sur les autres, accouplées comme des monstres, culbutées comme les branches mortes par la tempête. Ils habitent de désolantes cathédrales où résonne la rumeur de la meute. On les voit rebondir de mur en mur, à chaque fois arracher quelques syllabes des expressions qui y sont accrochées, on ne sait jamais quand ils vont arrêter ce désespérant jeu de flipper qui les amènent invariablement au même trou, dont ils ressortent, mus par un invisible ressort, idiot et têtu, qui les relance, increvables, dans le bruit du monde. Moins il y a de passion dans leur verbe, plus il y a d'agitation dans leurs paroles. Entre saccades et saccages, ils projettent les mots comme des balles de peinture : jeu idiot joué par des sourds-muets qui miment la conversation dont ils ne comprennent pas le sens.
Renaître ? Par où passer, quelle voie encore vierge emprunter, rejoindre quelles douleurs, quelles règles nouvelles observer, si l'on veut reprendre vie, c'est-à-dire persévérer dans la solitude, la durcir, la consacrer ? Sans doute faudrait-il à chaque fois couper les ponts, refuser les alliances, faire la sourde oreille, mais on est bien obligé d'admettre que certaines conditions matérielles sont incontournables : on survit avant de vivre. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.
L'autorité se conquiert de haute lutte, jusqu'au dernier souffle. Le premier thème du vingt-quatrième concerto en ut mineur, de Mozart, voilà l'autorité réelle, celle qui n'a pas peur de se nier elle-même. Quand Beethoven énonce (dans son troisième concerto) : Ut-Mib-Sol, Mozart, lui, écrit : Ut-Mib-Lab… Incroyable la bémol… Beethoven ne pouvait suivre Mozart, parce que lui, Beethoven, était rivé au sol, à la terre, à la matière, et à l'homme. Il préfère en rester à la troisième note de l'accord parfait de tonique, pour en démontrer la puissance inaugurale, pour s'inscrire, circulairement, dans la démonstration tautologique de la cadence parfaite. Mozart, lui, et immédiatement, sans préambule, ouvre la tonalité, en écarte les cloisons, sans aucune crainte, dans un geste qui rappelle un peu les ivresses harmoniques de sa quarantième symphonie. Il n'a écrit que deux concertos dans le mode mineur, et il va, dans le Vingt-quatrième, utiliser tous les arcanes expressifs de ce mode, pour le plier et le déplier comme jamais, avec une souplesse et une inventivité inouïes. Personne ne peut seulement imaginer ce que Mozart aurait pu composer s'il avait encore vécu vingt ans. À quoi aurait ressemblé son cinquantième concerto pour piano ? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aurait pas fait du Beethoven, et qu'il n'aurait pas continué à faire du Mozart, car il n'a jamais continué.
Le jour ne se lève plus pour moi. C'est sans doute parce que j'ai écrit cela hier que l'ordinateur (ou Blogspot et son système de sauvegarde automatique (c'est un comble !)) a effacé (ou plutôt englouti) tout ce que j'avais péniblement écrit dans la journée. Rage incontrôlable depuis hier. Je n'arrive pas à accepter cette disparition. C'est la première fois qu'une chose pareille m'arrive. Toute une journée de travail envolée, réduite à rien. Et pas seulement une journée, car ce ne serait pas grave, mais sans doute ce que j'ai écrit de meilleur depuis des lustres. Ce n'est pas loin et c'est pourtant inaccessible. Bien sûr, je sais quelles étaient les idées développées dans mon texte, mais ce ne sont pas ces idées qui étaient importantes, c'étaient les phrases, c'étaient les enchaînements, c'étaient les ellipses, qui en faisaient autre chose, et qui ne me viennent plus du tout aujourd'hui. C'est à devenir fou, vraiment. J'ignorais qu'on pouvait autant regretter un texte qui s'était écrit plus ou moins tout seul. J'ai essayé une partie de la nuit de le retrouver, mais je sens bien que plus j'essaie plus il s'éloigne de moi. Ce matin, je me suis réveillé de quelques courtes minutes de sommeil, hagard, nauséeux, comme au bord d'une forme de tétanie.
Il y a tant de choses dans les mots et tant de mots dans les choses. Comment retrouver la trace du chemin qu'on a recouvert en même temps qu'on le découvrait ? Je retrouve péniblement des bribes de ce texte, et ce sont justement ces bribes qui dissimulent le texte lui-même. Il faudrait que j'oublie tout pour le retrouver peut-être. Le jour ne se lève plus pour moi… Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait, quand avec lui j'avais la certitude d'accéder au réel en train d'éclore. Lève toi tout seul, pauvre idiot ! J'ai enfin compris que je ne suis rien pour toi. Lève toi tout seul, quand tu peux, quand tu veux, lève-toi pour les autres. Ce n'est plus mon problème. Moi je reste dans le noir. Je n'ai même pas le petit plaisir de vivre à l'envers, d'être contre toi, car le sentiment de la vie m'apparaît si caricatural que j'ai envie de le ridiculiser. Couche-toi, lève-toi, relève-toi, recouche-toi, reste là, dans le noir, sans bouger, sans rien dire, personne ne s'en rendra compte.
Sa tête sur le volant, c'était bien lui, c'était bien la voiture, la 504 blanche à boîte automatique, sur la route que je connaissais par cœur, dans cette après-midi ensoleillée de printemps ou de début d'été. Il y avait des gendarmes, quelques badauds, peut-être des pompiers, je ne sais plus, c'était lui, c'était son ami, aussi, assis à côté, à la place du mort. Je ne vois plus que ce moment, très bref, et puis, un peu auparavant, nous trois, la mère, le frère et moi, à la Fuly, dans le jardin, près du grand épicéa, je vois le gravier, la lumière, je ne vois pas les visages, mon frère est pressé, il dit qu'il faut se dépêcher, il nous conduit là-bas, aux Quatre-Chemins, il essaie de nous rassurer, ou peut-être lui, ce n'est pas grave, le sang coule. Je n'entends pas parler ma mère. Peut-être ne dit-elle rien. Si, elle doit dire : « Robert ! »
Quand je pense que, bien tranquillement, je faisais autre chose, pendant que ce texte était prétendument enregistré dans la mémoire du site, comme si le fait de le laisser reposer lui donnait de la consistance, le durcissait, le pérennisait… J'avais envie de penser à autre chose, parce que j'avais travaillé dur pendant une douzaine d'heures. L'oublier un peu me le ferait retrouver avec plus de plaisir…
Robert ! Il y en a sans doute qui pensent que ça n'a pas la moindre importance, que le nom du père soit un de ces noms qui ont complètement disparu de la partition et de l'oreille d'un peuple. Je ne le crois pas. On se retourne sur ses pas, et on ne reconnaît plus rien. Enregistré ! Oui, on a des enregistrements, des photos, des actes de naissance, et même des objets, j'ai longtemps porté les chaussures de mon père, j'ai encore un foulard, mais plus personne ne porte ce nom. Il ne se tient plus que là, sur cette page, et encore, parce que je décide de l'écrire, de le prononcer. À quoi ai-je pensé, toutes ces années ? Il y a tant de choses dans les mots. Et ces mots qu'on plie et déplie, sans y penser, tout à coup, quelque chose en sort, comme un Nom, qui se porte jusqu'à nous, car tous les mots proviennent des noms et y retournent — il y a tant de mots dans un nom, assemblés en lui comme une gerbe muette qui repose jusqu'à ce qu'on l'éveille. C'est par la mort des autres qu'on renaît au sens. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.
Si Mozart avait vécu vingt ans de plus, à quoi aurait ressemblé la branche musicale qui aurait poussé, entre Beethoven et Schubert, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ? Les aurait-il inspirés, ou les aurait-il accablés de tout son génie ? (Imaginons seulement l'opus 111 composé du temps d'un Mozart vivant…) Haydn disait à Beethoven qu'il lui donnait l'impression d'être « un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes ». Combien de têtes aurait-il eues s'il avait dû partager la scène avec le vieux Mozart ? Un Mozart créant lui-même sa quarantième sonate pour piano, le jeune Schubert lui tournant les pages… Auraient-ils abdiqué, les deux jeunes, devant le vieux génie ? Bien sûr, personne ne peut le croire, aujourd'hui.
Tout mon corps se révolte contre la perte de ce texte. Je me suis volé moi-même. C'est incompréhensible. Le texte est là, à portée de main, dans la pièce à côté, mais la porte est fermée et je n'ai pas la clef. C'est à devenir fou. Personne ne renaît, j'avais donc raison. J'ai dormi quelques heures ce matin, en espérant que le sommeil me rendrait mon bien. Ça ne marche pas. Si j'avais une perceuse, je ferais un trou dans mon cerveau, il doit bien être quelque part. Se réveiller, c'est renaître au désespoir. Si je ne sais pas le récrire, ce texte, c'est donc qu'il n'était pas vraiment en moi (de moi ?) ? Où était-il, alors ? Qui l'a écrit pour moi ? Trop de choses dans chaque mot ? Ces questions alignées les unes derrière les autres sont détestables. J'ai envie de mordre. Je n'ai personne à mordre. J'ai encore rêvé d'Anne, ce matin. Ma main ne va pas assez vite. Tout est passé, même le présent. Anne et Luna, mais une Luna qui avait l'aspect de Salman, comme souvent dans mes rêves. Je n'ai pas entendu ma mère dire : « Robert ! » Je l'ai seulement imaginée. Tant de choses dans un nom… Il doit bien exister des drogues qui permettent de se rappeler les événements récents, non ? Pourquoi écrit-on « se rappeler » ? Pourquoi n'écrit-on pas simplement « rappeler » ? Je rappelle à moi les gestes que j'ai faits dimanche, sur un clavier d'ordinateur, gestes qui ont produit un texte, lettre après lettre, touche après touche (quand on écrit avec un stylo, on écrit mot à mot, quand on écrit avec un clavier, on écrit lettre à lettre). « Il s'appelle reviens », comme on disait dans mon enfance, prêtant quelque chose à quoi on tenait. Foutu Blogspot, je t'ai prêté mon texte, et tu ne me l'as jamais rendu. Les ruses de l'informatique sont incroyablement tordues, dès qu'il s'agit de nous voler une partie de nous-mêmes. Je me souviens de ces sessions d'improvisation où l'on se trouvait génial, et que, bien sûr, personne n'a jamais enregistrées. Mais rien qui se rapproche de la fureur que j'éprouve aujourd'hui. Ça me tiraille partout dans les organes, je sens les tissus déchirés, tendus à rompre. Désespoir des autres. La plupart sentent déjà l'agonie de la répétition, le petit calcul, la préservation méthodique de l'acquis. Ah, cet acquis grotesque qu'ils trimballent partout avec eux. Leur petit baluchon de croyances et de désespoirs. Je me revois improviser des journées entières, dans la petite pièce aux murs peints en rouge, à Valliguières. Ces choses si lointaines sont moins inaccessibles que ce texte écrit il y a deux jours. Les Indiens, et Françoise, dans la chambre, à côté, que j'entendais chuchoter. Le petite terrasse donnant sur les champs d'asperges et de cerises. La grande cuisine jaune et sa grande cheminée, il y a eu tellement de monde, dans cette maison… Où est-ce que ça se trouve, tout ça ? On dit "dans ma mémoire", mais ça ne veut rien dire, ça. Personne ne nous dit ce qu'est la mémoire. Où elle se trouve. Au départ, ce texte s'intitulait « Le cinquantième concerto de Mozart », mais ce titre n'a plus de sens. Je vais le changer. Il pourrait maintenant s'intituler « L'Autorité », car je me demande qui a cette autorité, sur moi et ma mémoire. Pas moi, en tout cas, ça c'est sûr.
J'abdique, je ne réussis pas à retrouver mon texte. Il est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le vois bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est bon, quoi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des crevasses, des murs, des portes, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots qui sont enfin délivrés de leur sens. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve de tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.
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