— Présentez-vous, s'il vous plaît.
— Je mise sur le très long terme, et j'ai horreur des couilles molles.
— Pardon ?
— Vous n'avez pas entendu ?
— Si, mais qu'est-ce que cela signifie ?
— Je n'aime pas développer.
— Ça commence mal !
— On n'a qu'à en rester là.
— Vous êtes toujours aussi désagréable ?
— Presque toujours, oui.
— Mais vous cherchez bien un emploi ?
— Je cherche un salaire.
— Il fallait le dire tout de suite.
— Je vous le dis.
— Vous ne voulez pas travailler ?
— Si c'est indispensable pour gagner de l'argent… mais je préfèrerais autant ne pas.
— Alors en effet, dans ces conditions…
— Au revoir.
— Mais attendez ! Pourquoi partez-vous ?
— Dans ces conditions… je n'ai rien à faire là, c'est bien ça ?
— Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Au contraire. Ces gens qui veulent un travail, en plus d'un salaire, je trouve ça louche.
— Je ne vois pas pourquoi on les empêcherait de travailler, si ça leur fait plaisir.
— Non, bien sûr, je ne désire pas les en empêcher, mais vous ne m'ôterez pas de l'esprit que c'est un peu surprenant.
— Il y a des choses encore plus étranges.
— C'est vrai, c'est vrai. Eh bien, quand pouvez-vous commencer ?
— À toucher un salaire ? Mais tout de suite.
— Ça me convient.
— Vous payez bien ?
— Écoutez, je n'en sais rien, c'est la première fois que je recrute.
— Alors il va falloir discuter des conditions.
— Je m'en doutais un peu. Mais si nous pouvions faire simple…
— Ça ne dépend pas de moi. Il y a toujours une négociation, en général.
— Qu'y a-t-il à négocier ?
— Eh bien mon salaire, pour commencer, et aussi mes avantages.
— Pour le salaire, je vois, mais qu'appelez-vous des avantages ?
— Eh bien, par exemple, les congés, les primes, les tickets restaurant, le treizième mois, une mutuelle, etc.
— Ah oui, très bien, très bien. Tout cela m'a l'air parfaitement normal.
— Oh, il n'y a rien d'extraordinaire, en effet. C'est le lot de tous les travailleurs.
— Certes, mais vous n'allez pas travailler…
— À mon avis, c'est un détail. Ça ne devrait pas changer quoi que ce soit au reste.
— Bien. Vous avez l'air de connaître votre affaire, et j'avoue que ça m'arrange. Abordons la question du salaire, voulez-vous ?
— Je peux vous faire une proposition tout à fait honnête. Que diriez-vous de deux mille euros par mois ?
— En effet, c'est très modeste. Vous allez vous en tirez, avec un salaire comme ça ?
— Ah, je ne vous dis pas que ce sera la grande vie, non, mais rien ne nous empêche de considérer que je commence au bas de l'échelle.
— Au bas de l'échelle, oui, c'est ça, oui, au bas de l'échelle, ça me paraît convenable. Vous êtes raisonnable de ne pas vouloir commencer plus haut.
— J'ai des besoins assez modestes, c'est vrai. Je ne suis pas du genre à frimer dans une décapotable.
— D'ailleurs, en ce moment, une décapotable…
— Oui, en ce moment, on serait plus à l'aise dans une grosse berline confortable.
— Je suis bien d'accord avec vous. J'aime le confort.
— Et la sécurité.
— Et la sécurité, oui. Le confort et la sécurité. Mais un peu de luxe ne me dérange pas.
— Je peux comprendre ça, mais je n'aime pas le luxe ostentatoire.
— Ah non ! Non. Moi non plus. Quand je dis "luxe", je parle d'un luxe discret.
— …
— …
— Pour ce qui concerne vos tickets restaurant, je vous laisse le soin de les commander, car je n'y connais rien.
— Faites-moi confiance, je choisirai avec soin. Je déteste ces tickets restaurant sur lesquels on ne rend pas la monnaie. On est obligé de faire des calculs, et c'est humiliant.
— Vous êtes en bonne santé ?
— Je pense que oui. Je ne suis jamais malade… Les arrêts-maladie, ce n'est pas pour moi.
— Comme vous ne travaillerez pas, ils ne serviraient pas à grand-chose.
— Voilà encore un autre avantage. Et puis, jamais d'accidents de travail…
— Ah mais oui ! C'est bien, ça… Pas de travail, pas d'accidents du travail.
— Et les jours fériés, on s'en moque comme d'une guigne.
— Même pour Pâques ?
— Même pour Pâques.
— Formidable !
— Ah, en revanche, je tiens beaucoup à mes vacances. Je veux un mois de vacances en été, et quinze jours en hiver.
— Ma foi, ça ne me dérange pas du tout. Je trouve même que c'est plus sain. Un salarié doit pouvoir oublier son travail, de temps à autre.
— Il faut pouvoir se changer les idées radicalement.
— Finalement, vous êtes facile à vivre. Je n'aurais pas cru.
— Si l'on sait me prendre, je peux être très sociable.
— Dieu merci ! Je préfère éviter les conflits.
— N'oubliez pas, tout de même, que je n'aime pas les couilles molles.
— En quoi suis-je concerné ?
— N'hésitez pas à prendre les mesures qui s'imposent. En toute occasion.
— Lesquelles ?
— Mais c'est à vous de savoir !
— Oui, oui, certainement, mais je n'ai rien contre un bon conseil, vous savez.
— Des conseils, je peux vous en donner, mais quand il faudra prendre une décision, alors vous serez seul !
— Oui ?
— Ah oui ! Pas question que je me laisse entraîner là-dedans !
— En somme, chacun son métier, c'est comme ça que vous voyez les choses ?
— Parfaitement. Ou alors, la question du salaire se reposerait !
— Ah mais oui, bien sûr. Si vous aviez des responsabilités, vos deux milles euros mensuels seraient très insuffisants.
— Écoutez, ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Pour l'instant, restons-en à un simple salariat, un salariat ordinaire. Vous êtes le patron, et je suis l'employé. Il sera toujours temps, dans quelques mois, de réévaluer la situation, si vous estimez qu'elle le mérite, ou si j'ai des velléités d'avancement — question qu'il ne faudra pas négliger pour autant.
— Vous avez raison. Soyons raisonnables. Rien ne sert de se monter la tête. Voyons d'abord si vous me convenez.
— Et réciproquement.
— Vous n'êtes pas sûr de rester à mon service ?
— Je ne peux pas en être complètement certain, non, mais a priori je ne vois pas ce qui pourrait me faire quitter cet emploi.
— Emploi qui n'est pas un emploi, nous sommes bien d'accord ?
— Nous sommes parfaitement d'accord. Je disais emploi pour faciliter la compréhension des choses.
— J'aime ce mot. Faciliter : voilà comme il faut prendre la vie. Facilitons tout ce qui peut l'être.
— N'oubliez pas non plus que je mise sur le très long terme.
— J'avoue ne pas très bien comprendre ce que vous entendez par là.
— C'est une formule que j'aime bien placer tout de suite dans la conversation. Histoire qu'on sache à quoi s'en tenir.
— À quoi doit-on s'attendre ?
— Au fait que je vois loin, que je prends mon temps.
— Vous prenez votre temps, soit, mais pour quoi faire, exactement ?
— Pour tout. Par exemple, un homme normal devient adulte à vingt ans, à peu près. Moi, je ne serai adulte qu'à soixante ans. Mais je le sais : ce n'est pas une surprise, pour moi.
— Donc, si j'en juge par votre aspect physique, vous êtes encore un enfant ?
— Quand même pas. Je suis encore dans l'adolescence. Mais rassurez-vous, sans les graves inconvénients de l'adolescence banale.
— Je préfère ça, car je déteste les adolescents. Et pour le treizième mois, comment procède-t-on ?
— Je serais assez pour que vous me le versiez immédiatement. Histoire de me motiver.
— Excellente idée. C'est important, la motivation. Et puis comme ça, on n'aura plus à y penser jusqu'à l'année prochaine.
— Permettez-moi de vous le dire : je trouve que vous faites un bon patron.
— Vraiment ? Vous ne dites pas ça pour me flatter ?
— Non, je suis sincère. Il est rare que l'on puisse définir un plan de travail aussi rapidement, et avec une clarté tout à fait bienvenue. J'aime la clarté ; elle me rassure. Si vous saviez comme certains patrons peuvent être compliqués…
— J'ai des amis patrons, vous savez, mais j'avoue que nous ne parlons pas beaucoup de cet aspect de leur vie, entre nous. Et pourtant, j'éprouve souvent une grande curiosité, à cet égard.
— Moi c'est le contraire. Ça ne m'intéresse pas du tout. Ces gens-là sont fréquemment obnubilés par leur travail, et je me dis que leur vie ne doit pas être très amusante. Je n'ai pas envie de savoir ce qui les tracasse tant.
— Mais, vous-même, en tant que salarié, vous avez bien aussi quelques tracas ?
— Absolument. Mais pourquoi en parler ?
— Vous avez peut-être raison. Pourtant je trouve qu'il est intéressant de comprendre en quoi la vie des autres peut être difficile. Cela peut nous servir, à nous-mêmes, vous ne croyez pas ?
— Non, j'ai acquis la certitude que la vie des autres n'a aucun intérêt. Je fais bien sûr semblant de m'y intéresser, pour ne pas avoir de problèmes en société, mais à vrai dire, je ne veux rien savoir. Les malheurs et les bonheurs des autres ne participent en rien aux miens.
— Vous êtes une sorte de philosophe…
— Surtout pas. Je hais la philosophie.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c'est un travail très mal rémunéré. J'ai essayé, quand j'étais plus jeune, d'être philosophe. Ça ne sert à rien. On ne transmet rien, aux autres, rien du tout. Ni le talent, ni l'intelligence, ni même des connaissances.
— Mais enfin, et l'école, alors ?
— Je l'ai quittée à douze ans, soulagé.
— Mais de quoi avez-vous vécu, jusqu'alors?
— J'ai fait toutes sortes de choses. Toutes sortes de métiers, comme on dit.
— Donc vous avez travaillé.
— Oui, j'ai travaillé. Assez pour estimer que ça suffisait.
— Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque l'emploi que je vous propose ne fera pas de vous un travailleur, qu'allez-vous faire de votre temps ?
— Et vous, pourquoi m'embauchez-vous ?
— Je vous répondrai si vous répondez honnêtement à ma question.
— J'ai plusieurs projets. Le premier de ces projets consisterait à aller m'établir dans le Grand Nord, pour au moins une année, absolument seul. Le deuxième projet est plus ambitieux encore. Je voudrais dormir pendant six mois.
— Vous êtes fatigué ?
— Non, mais j'adore dormir. C'est pour moi la vie rêvée, et c'est le cas de le dire, parce que je rêve beaucoup.
— Vous avez d'autres projets encore ?
— J'en ai un troisième, mais de celui-ci je ne peux pas parler.
— Dommage. Vous avez aiguisé ma curiosité.
— À vous maintenant. Pourquoi vouloir un employé ?
— Oh, c'est un désir assez courant, je crois. Rémunérer quelqu'un justifie de vivre. Cela crée une relation très forte, mais surtout, cela me rassure. Quand vous allez voir une prostituée, par exemple, et que vous laissez des billets de banque sur la table de nuit, est-ce que vous ne vous sentez pas bien dans votre peau ? Vous permettez à quelqu'un de vivre. Créer de l'emploi, j'avais ça dans un coin de ma tête, depuis très longtemps. Cet échange est tout de même fondamental ! De l'argent contre quelque chose…
— À ce moment-là, il suffit d'aller acheter quelque chose à la Samaritaine !
— Non, je ne crois pas. Il y a une satisfaction à consommer, bien sûr, je ne le nie pas, mais donner de l'argent à quelqu'un, c'est très différent. Et je sais ce que vous allez me dire… Non, je ne suis pas un philanthrope, car je propose un échange.
— Mais alors, dans notre cas, en échange de quoi me donnerez-vous deux mille euros par mois ?
— En échange de ce que grâce à vous je serai devenu un patron.
— Je comprends. Je comprends même très bien, même si le désir d'être patron ne m'habite pas.
— Nous nous complétons admirablement.
— Pourvu que ça dure !
— J'ai encore une question à vous poser. An début de cet entretien d'embauche, vous m'avez dit que vous étiez toujours désagréable. Ce n'est pas l'impression que je retire de notre discussion.
— Chacun a une manière bien à lui d'être désagréable. Permettez que j'en reste à la mienne, qui me convient. Si l'on commence à se demander, à chaque rencontre, ce que l'autre peut bien considérer comme désagréable, il me semble que tout le bénéfice trouvé à l'être est réduit à peu de choses. Je ne laisse personne décider pour moi de ce que je considère comme agréable ou désagréable. C'est ma morale.
— Vous êtes quelqu'un de moral.
— Très. Mais vous noterez comme il est difficile d'être moral dans une société immorale.
— Les travailleurs sont-ils des êtres moraux, selon vous ?
— Ceux qui, comme moi, ne veulent pas travailler, le sont, bien sûr. Le travail ne devrait s'envisager que s'il n'est pas rémunéré.
— Vous ne voulez pas l'échanger ?
— À long terme, il y a bien échange. Mais cet échange n'est bénéfique que s'il est nié, à court terme.
— Je n'y comprends plus rien, mais ça n'a aucune importance. Notre arrangement me convient parfaitement.
— Mettons-nous immédiatement au travail.
Ils se serrent la main, quand l'un des deux s'avise d'un oubli.
— J'ai oublié de vous demander votre nom !
— Georges de La Fuly.
— Tiens, ça c'est amusant. Vous portez donc le même nom que moi ?
— Ça m'arrive, oui.
— J'ai oublié de vous demander votre nom !
— Georges de La Fuly.
— Tiens, ça c'est amusant. Vous portez donc le même nom que moi ?
— Ça m'arrive, oui.