mercredi 2 octobre 2019

Éclats




Il y a parfois dans l'expression des éclats (des éclats ou des réussites ?) qu'on ne s'explique pas. Ainsi du syntagme "diesel de nazi", qui me semble une extraordinaire trouvaille sonore — et pas seulement sonore, bien sûr.

La plupart du temps, ils proviennent de conversations, ce qui implique qu'ils ne sont pas prémédités, travaillés (pensés ?). Ils jaillissent tels quels du discours, et c'est précisément ce qui leur donne cet éclat singulier. 

Mais, après tout, qu'en savons-nous, s'ils ne sont pas prémédités ? Il existe sans doute des gens qui sont en avance sur leur discours — alors que moi je suis toujours en retard (j'écris à partir des chutes de mes conversations). 

Si tout un texte était de ce niveau (je veux dire du niveau que je qualifie d'éclatant), est-ce que ce texte contiendrait encore des éclats ? C'est peu probable : l'éclat a besoin d'un écrin terne, ou neutre, pour prendre son envol, pour éclater

Je me rappelle une conversation pénible, sur le quai d'un métro, à Paris, avec un professeur d'écriture. Je lui montrais un passage de la pièce que j'étais en train de composer, passage que ce professeur trouvait faible. (« Tu pourrais faire ceci, tu pourrais faire cela… ») Et moi j'essayais de lui faire comprendre que la faiblesse de ce passage était volontaire, que j'avais besoin, à cet endroit, de quelque chose de neutre, de simple, pour mettre en valeur ce qui venait juste après. Je n'ai jamais réussi à convaincre ce professeur. Mais peut-être après tout que ces quelques mesures étaient seulement faibles, faibles au premier degré

Tu pourrais faire ceci, tu pourrais faire cela… Oui, oui, bien sûr, je pourrais, mais si je ne veux pas, justement ? Si je ne veux pas développer, par exemple ? Si j'ai envie de faire entendre des éclats ? Même dialogue de sourds avec Alsina à propos de mes Poèmes après l'ivresse. « Tu ne sais pas développer ! » Il avait sans doute raison, mais justement, là, je ne voulais pas développer. Je voulais tout sauf développer. Si l'on développe un éclat, c'est fichu, ça devient lourd, ça adhère (comme dit Barthes). 

Fragment commence comme fragrance — et comme fragile. Quand j'entends  "diesel de nazi", par exemple, j'entends une combinaison impeccable de sens et de son, quelque chose qui semble jaillir de nulle part mais qui est relié au sens, à l'actualité, au contemporain, par un parfum, une odeur. 

Évidemment, dès qu'on pense "éclat", on pense "multiples" : on pense à Boulez, qui a sans doute trouvé la juste manière de développer ce qui n'est pas développable. Et puis il y a la résonance… Musicalement, on peut faire entendre un éclat nimbé de sa résonance ; on peut choisir ou non d'ajouter la résonance, de la laisser passer ou de la filtrer. Dans l'ordre du texte, l'éclat contient (ou non) sa propre résonance — mais on peut choisir de prolonger (d'amplifier) cette résonance (interne) par d'autres résonances (externes). L'éclat a déjà en lui des multiples, c'est précisément ce qui en fait un éclat. Il n'est pas rond, il n'est pas clos, il est à la fois indépendant et ouvert, il porte en lui des brèches, il est souvent fait d'angles aigus, irréguliers, il ne s'adapte pas bien à ce qui l'entoure, il brise le discours et le temps. Et c'est là que la résonance prend tout son sens (c'est le cas de le dire). Elle met du liant où il n'y a que débris. Le sens de la résonance n'est pas du même ordre que le sens de l'éclat, ces deux sens sont portés par des temps hétérogènes, ils ont des profondeurs de champ opposées. 

(…)