vendredi 16 août 2019

La Haine



— Tu as vu sa gueule ?

— Oui, j'ai vu.

— Et tu n'as pas envie de lui exploser sa sale tronche ? Mais comment c'est possible ?

— Non, il ne faut surtout pas le haïr. Ça ne sert à rien ; tu lui rends service, en le haïssant, tu ne contextualises pas son geste, tu le rends insignifiant, au sens propre. Alors que son crime est au contraire très signifiant.

— Tu m'emmerdes, avec ton signifiant. Moi, ce type, je veux le buter, comme la merde qu'il est. 

— Je comprends ta colère, mais elle ne mène à rien. Si on veut lutter contre ces gens-là, il faut commencer par les comprendre. Il ne faut pas en faire des brutes ou des monstres.

— Mais C'EST un monstre, bordel !

— Non, ce n'est pas un monstre, c'est un homme, et ça suffit bien à le rendre capable de faire ce qu'il a fait. 

— Tu m'énerves, tu es trop intelligent. Ça te perdra. Tu finiras par tout comprendre, et tout justifier. 

— Je ne justifie rien du tout, mais je veux expliquer, oui. 

— Là, tu vois, je peux pas. Je ne peux pas et je ne veux pas. C'est ça, je ne veux pas

— Mais je te comprends, tu sais…

— Non, tu ne comprends pas ! Tu ne peux pas comprendre. Tu es dans l'intelligence, dans la réflexion, dans l'analyse, dans la stratégie…

— Et alors, c'est mal, peut-être ?

— Oui ! Enfin non, ce n'est pas mal, mais c'est insupportable

— Il faudra bien dépasser ce stade de la colère et de la rage. Sinon, tu deviendras comme lui !

— Eh bien je deviendrai comme lui, oui, puisqu'il le faut.

— Tu ne penses pas ce que tu dis. 

— Je ne sais pas. Mais je n'arrive pas à me faire comprendre de toi, je ne suis pas assez intelligent, sans doute. 

— Essaie toujours…

— Ce meurtre atroce me plonge dans des abîmes. Bien sûr, je sais qu'il y en a eu d'autres, encore plus atroces, et qu'il y en aura toujours. Je le sais ! Mais justement, je ne veux pas faire de ce crime l'un des crimes, tu comprends ? Je veux qu'il soit unique, je ne veux pas qu'il soit un parmi d'autres, dans la longue chaîne des crimes islamistes. J'ai vu les yeux de cette fille, et ces yeux étaient vivants, tu comprends ? Elle était vivante il y a encore trois jours, cette fille ! Tu comprends ? Vivante ! Elle avait ces yeux, elle avait une parole, elle avait une voix, elle avait des gestes, une odeur, des sentiments, peut-être était-elle amoureuse, je ne sais pas, mais on l'aimait, des gens l'aimaient, tu comprends, au moins ses parents, elle était reliée au monde, elle n'était pas seule, et là, tout à coup, elle est tombée dans une solitude indescriptible, inouïe. Elle a été arrachée à elle-même, elle M'a été arrachée, même si je ne la connais pas, tu comprends ? C'est ce que j'ai ressenti, et j'ai eu envie de hurler, et j'ai envie de le massacrer, ce fumier là. Tu comprends ? Je ne veux pas que tu m'expliques ce crime, je ne veux pas que tu m'expliques pourquoi ce fumier l'a assassinée, parce que si tu me l'expliques, eh bien ce meurtre cessera d'être unique, inconcevable, et je commencerai à entrer dans la chaîne des causes et des effets, et ça me dégoûte. Ça me dégoûte ! Je veux rester seul avec lui, avec cette saloperie humaine, seul face à sa sale gueule, je ne veux rien savoir de lui, ni son âge, ni sa nationalité, ni ses foutues raisons, ni son passé, ni ce qu'il a dit avant ou après, je veux le silence total entre lui et moi, je veux juste regarder cette sale gueule, ce doigt pointé en l'air, et ses vêtements tâchés de sang, voilà, c'est tout ce que je veux. C'est entre lui et moi, tu comprends ? Il n'y a rien d'autre. On est seuls tous les deux. Je veux qu'il paie pour ce qu'il a fait, et qu'il paie cher. Très cher. Parce que ce qu'il a pris coûte très cher. Cette fille valait une fortune. Voilà ce que je veux. 

— Oui…

— Oui, mais non…

— Si, si je comprends. Mais…

— Il n'y a pas de mais ! Tu peux continuer ta guerre, tu peux faire tout ce que tu veux, tu peux démontrer tout ce que tu veux, mais laisse-moi avec ça, comme ça. C'est possible, ça ? Je me bouche les oreilles à l'intelligence, aux explications, aux causes, aux excuses, au contexte, je ne veux rien savoir du tout. Elle est morte, il est vivant. C'est ça qui ne passe pas. Il est laid, elle est belle. Je sais, je sais ce que ce que tu vas me dire, je suis dans l'irrationnel, et c'est vrai. Mais je m'en fous. On nous bassine à chaque fois avec l'intelligence, avec le contexte, avec les causes, avec le pardon, même, mais moi je fais ce que je veux, et je ne pardonne surtout pas. La haine, oui, j'ai la haine. La haine pure, intacte, entière, viscérale, une haine de cent tonnes. Et encore, je trouve que je ne le hais pas assez. Je me trouve un peu mou. Et je ne veux surtout pas être intelligent. T'imagines, un monde dans lequel tout le monde serait intelligent ? Mais ce serait l'horreur absolue ! On comprendrait tout ! On expliquerait tout ! Le cauchemar ! Et l'art n'existerait pas, en plus ! Ah non, pitié ! Laisse-moi la bêtise ! Laisse-moi les œuvres et la connerie ! Et la haine !