C'était en 74, peut-être en 73. J'étais allé à Paris avec mon ami Andrea, italien et pédé, petite moustache et corps de moustique mal articulé, le cheveu rare, déjà, et qui en avait un peu après moi, ça le reprenait régulièrement. On ne savait pas très bien d'où il venait, il nous laissait penser qu'il avait été membre de Prima Linea ou des Brigades Rouges, ça le faisait monter en grade auprès des filles, quand il venait à Annecy, mais on n'y a jamais vraiment cru.
Je ne sais plus comment on l'a rencontré, l'autre, un grand type, plus âgé que moi, il devait avoir vingt ou vingt-deux ans, beau mec, qui surjouait un peu le mystère. Si, on avait rendez-vous avec lui au café de l'avenue Kléber, au métro Boissière, et de là nous étions allés chez lui, rue Galilée. Andrea voulait de la dope, soi-disant. C'était au premier, un grand appartement très bourgeois, grand-bourgeois, et nous avions suivi le type dans la chambre de ses parents. J'ouvrais des mirettes énormes. Ça sentait bon. Je me souviens de la lumière, c'était très lumineux, de grands espaces très lumineux. Il va droit à un immense placard (il n'y avait pas encore ces conneries de dressing, à l'époque), et soulève une pile de culottes, à hauteur d'épaule, mais vraiment une pile comme je n'en avais jamais vue, énorme. Il devait y avoir au bas mot une trentaine de culottes, et sans doute plus, et c'était pas du coton, ni du nylon. Il avait déjà attrapé le pain de shit et nous sommes allés dans la cuisine pour en couper un morceau. Mais moi, le shit, j'en avais strictement rien à foutre. J'étais sous le choc. Il faisait beau, c'était l'été, et j'entendais Andrea qui parlait des Situs avec le gars — c'en était un, à ce qu'il paraît. Je ne comprenais rien à leur baratin, je n'attendais qu'une chose, qu'on retourne dans la chambre de la mère. Il n'y avait qu'elle. L'appartement entier était empli d'elle, et d'elle seule. C'était silencieux, et c'était son silence, c'était lumineux, et c'était sa lumière, j'étais bien — comme si j'étais au centre du monde, dans la gueule du loup, ou de la louve, mais une louve chaude, accueillante, lumineuse : j'étais à la fois enseveli et libre, en contact avec la Chair éternelle, la chair feuilletée, fine et émouvante et odorante, élastique et profonde (oh, cette profondeur !), je me sentais léger, très ému et très léger. Le placard était resté ouvert, je me suis approché le plus près possible… il a remis son pain de cannabis sous les culottes et il a refermé le placard. Ça m'est tombé dessus à ce moment-là. Quand le placard a été refermé, j'ai été pris d'une grande bouffée de désir. Ça ne pouvait pas se dire, ni se montrer, il fallait le garder à l'intérieur de soi, mais ça aussi c'était impossible.
Après ça, je ne me souviens plus de rien. C'était la plus belle journée de ma vie, Paris était somptueuse, complètement ouverte, tout semblait offert ou sur le point de l'être. J'étais amoureux de sa mère, sa mère que je n'avais jamais vue. Elle devait avoir dans les quarante ans, peut-être quarante cinq, et moi j'en avais dix-sept. Comment faire pour qu'elle sache que j'existais, et non seulement que j'existais, mais que j'avais pénétré au cœur du Mystère, de son mystère à elle — c'est-à-dire le seul ? Allait-elle m'aimer ? Bien sûr ! Tout cela était écrit, tout l'appartement m'apportait la bonne nouvelle. Cette chambre, avec ses grandes fenêtres, ce grand lit, ce placard, les tapis, la cuisine plus sombre, les couloirs, le Situationnisme, l'Italie, Paris, l'été, mon corps affamé, tout convergeait naturellement vers l'amour, je ne pouvais pas y échapper. J'étais appelé à être aimé de cette femme. Même si cet amour ne durait qu'une demi-heure, une après-midi, ou une semaine, ce serait l'amour le plus parfait, le plus étincelant, le plus silencieux aussi, et il m'ouvrirait grand les portes du Plaisir (c'est-à-dire de la vie parfaite), je le savais. J'avais plongé tout entier dans ce qu'il y a de plus beau au monde : l'émotion pure.
Aujourd'hui, plus de quarante ans après, je la vois encore, je la vois bien nettement, cette femme que je n'ai jamais vue. Elle est toujours aussi belle et elle ne m'a pas oublié. Elle n'a pas pris une ride, ses fesses sont parfaites, lisses, douces, tendres, pleines, et quand elle enfile une culotte, dans le silence lumineux de sa chambre, elle le fait en pensant à moi, à moi debout en prière devant son placard.