Une femme, c'est un texte à critiquer. Une grande histoire d'amour, c'est un grand texte à déchiffrer, à interpréter, à commenter. L'érotisme est affaire de connaissance.
Comment penser ce dont on ne fait jamais l'expérience ? On pourrait croire que je parle de la mort, mais c'est de la femme, que je parle, ou plutôt, de l'amour. On me répondra que parler de l'amour est différent de parler de la femme, des femmes, mais à cette objection je répondrai qu'un handicap profond et essentiel m'empêche de séparer l'amour et les femmes. Je dois en convenir, je ne sais pas les regarder autrement qu'à travers cette fenêtre.
C'est en écoutant un philosophe parler de la mort que j'ai compris que ce rendez-vous là serait toujours manqué. « Quand elle est là, je ne suis plus là. Tant que je suis là, elle n'est pas là. » On dit très souvent que les femmes sont en retard aux rendez-vous qu'on leur fixe. C'est vrai. Mais elles sont tout autant en avance, aux rendez-vous qu'elles nous fixent. Le fait est que nous ne sommes jamais tous les deux au même endroit au même moment. Il s'agit d'un rendez-vous manqué par principe. Et si la raison en était que les femmes et nous ne sommes pas du même côté de la mort ?
Ne peut-on rien dire de ce qu'on ne rencontre jamais ? Oh mais si ! Au contraire, les choses qui nous font parler sont précisément celles dont on entend parler (à la fois dont on veut parler, et dont on oit parler). Et si l'on désire tant en parler, c'est justement parce que c'est peut-être la seule manière d'y avoir accès, à ces choses qui nous échappent indéfiniment. En parler ne signifie pas qu'on dise quelque chose, certes, mais en parler est pourtant l'unique façon de s'approcher de la frontière et de regarder à travers la buée du malentendu. Les amoureux se parlent dans des langues qui n'existent pas, des langue insensées, qui ne font que redire encore et encore l'indicible ou le balbutiement.
Et puis il y a le deuil… De la mort, qu'on ne rencontre jamais, on éprouve pourtant les effets, à travers l'épreuve du deuil : l'onde de choc de la mort traverse la frontière ultime et se propage parmi les vivants. On ne peut la connaître, mais on peut en ressentir le contrecoup, l'écho, comme une réplique ou un prolongement dans le vivant. De la même manière, l'amour qu'on ne rencontre jamais, ou plutôt, la femme avec laquelle nous sommes censés être ensemble dans l'amour qu'on ne rencontre jamais, avec laquelle nous ne nous trouvons jamais au même moment dans l'amour, nous pouvons tout de même en avoir une idée, dans cet instant détestable entre tous du deuil de l'amour. C'est quand l'amour est officiellement forclos, et à ce moment-là seulement, que nous pouvons l'apprécier. Mais comme aucun amour n'en vaut un autre, tout ce que nous pourrons dire à ce moment-là n'aura que l'oreille du sourd pour destin. Ce que je sais, je ne le suis pas. Chacun est le premier à aimer et ne peut s'autoriser que de lui.
Proust parle des femmes qui ne sont pas notre genre, mais elles ne peuvent pas, être notre genre et provoquer le désir, puisque le désir provient d'une distorsion, d'un retard ou d'une avance, d'une impossibilité profonde à être avec et ensemble, d'une arythmie ontologique. Si la femme nous fait des avances, nous lui répondons avec l'éternel retard qui précipite son départ hors du lieu où nous arrivons pour y planter en grande pompe notre amour décalé et ridicule. Le lieu de la rencontre se situe en un territoire interdit. C'est la mort qui accueille, et l'on sait qu'il n'y a pas de meilleur hôte.
Quand l'amour meurt, tout meurt. L'esseulé ou l'abandonné disparaît dans son propre reflet. Même le deuil n'en est pas un, puisqu'il ne peut être dit, raconté, transmis, sans qu'il ne soit immédiatement nié par ceux qui nous entourent. Ce n'est pas le leur, donc il n'a pas d'existence. On ne peut que continuer à souffrir sans but et sans le secours de la signification, de l'explicitation, de la résolution de l'énigme. On restera avec ce fardeau creux et innommable. Car on peut apprécier ce que l'amour fut, mais pas ce qu'il nous laisse en héritage, on peut le jauger à l'imparfait, mais pas au présent.
J'ai dit plus haut qu'hommes et femmes ne se tenaient pas du même côté de la mort. Nous avons, chacun de notre côté, un chemin à faire, vers elle, et ce chemin n'est pas le même. Il est symétrique mais dissemblable. L'un de nous deux marche à reculons, peut-être. Nos pas n'ont pas la même allure, ils ne pourraient se superposer, même si nous partions d'une même origine. De là sans doute vient que je n'ai jamais compris qu'on puisse faire de la musique avec une femme. L'unité de temps n'est pas la même. Un homme qui danse, s'il n'est pas génial, est ridicule. Il suffit d'écouter Mozart pour s'en convaincre.
J'ai dit plus haut qu'hommes et femmes ne se tenaient pas du même côté de la mort. Nous avons, chacun de notre côté, un chemin à faire, vers elle, et ce chemin n'est pas le même. Il est symétrique mais dissemblable. L'un de nous deux marche à reculons, peut-être. Nos pas n'ont pas la même allure, ils ne pourraient se superposer, même si nous partions d'une même origine. De là sans doute vient que je n'ai jamais compris qu'on puisse faire de la musique avec une femme. L'unité de temps n'est pas la même. Un homme qui danse, s'il n'est pas génial, est ridicule. Il suffit d'écouter Mozart pour s'en convaincre.
« Tant que je suis là, elle n'est pas là. » Je suis donc trop là : c'est ma simple présence qui empêche la femme d'être à l'intérieur du cercle magique. (Je n'ai jamais pu oublier cette réplique du Diable au corps, lu très jeune : « Pourquoi ne me regardez-vous pas ? – Parce que vous me regardez trop. » (C'est l'homme qui regarde trop. C'est la femme qui ne regarde pas.)) Dès qu'elle pénètre dans le cercle, j'en suis exclu – et j'en suis exclu non pas parce je n'ai pas assez d'existence, mais parce que deux existants sont de trop. Tout se passe comme s'il y avait une quantité constante d'existence, et que cette quantité ne pouvait pas être altérée. 1 = 1, mais 1 + 1 = 0. Je suis de trop. Les histoires d'amour ont toutes la même fin, et cette fin, c'est le moment où la femme fait comprendre à l'homme qu'il doit s'effacer pour qu'elle puisse entrer à son tour dans le cercle. L'homme regarde trop, la femme ne regarde pas. Elle se laisse regarder, au mieux, ce que bien sûr elle fera ensuite payer à l'homme, une fois qu'elle aura absorbé l'énergie du regard de celui qui se laisse prendre pour un voyeur, à défaut d'être un voyant. Se laisser voir a un prix.