Il y a quelques années, j'ai contracté une affection qui, sans être grave, est néanmoins invalidante. Au début, je n'y ai pas pris garde, je l'avoue. Je pensais me livrer de mon plein gré à un exercice de projection, ou de simulation, qui pouvait être amusant, consolant, ou instructif. Mais j'ai dû peu à peu me faire une raison : ma volonté n'était plus en cause. La chose se produisait désormais sans que je le décide ou le désire.
Il m'est devenu impossible de voir une jolie jeune femme sans systématiquement l'imaginer avec trente ans de plus. À son beau visage se superpose immédiatement un autre visage, celui qu'elle aura dans quelques décennies ; son corps gracieux et souple s'efface sous celui qui sera le sien quand elle aura cinquante ou soixante ans. Ce qui n'était au commencement qu'un jeu est devenu une malédiction. J'aimerais me réjouir de la beauté qui m'est offerte, j'aimerais en jouir tranquillement, et sans arrières pensées, mais c'est devenu impossible.
À peine mon regard se porte-t-il sur le visage de la belle que je vois ses joues se modifier horriblement, ses yeux s'enfoncer petit à petit dans leurs orbites, son cou, sa bouche, se tordre, son front et sa peau prendre un aspect qui la transforme absolument, et parfois, même, la rend méconnaissable. Il n'y a guère que le nez qui résiste un peu à la métamorphose, et ce n'est pas toujours pour le mieux.
À peine mes yeux entrent-ils en contact avec cette jeune femme qu'une sorte de mécanisme infernal et invincible se met en branle. J'ai à peine le temps de l'apercevoir telle qu'elle est que déjà elle est telle qu'elle sera. Elle prend un coup de temps, comme on prend un coup de soleil. Elle est précipitée. Le temps ne l'attend pas. Il rend ce qu'on ne lui a pas encore donné.
(La femme, comme la lune, possède deux faces. Et c'est parce qu'elle possède une face cachée, éternellement cachée (et que cette face cachée, toujours déjà là, ne varie pas) qu'elle peut se montrer à nous dans toute son innocente obscénité. Plus elle se montre, plus la femme cache ce qu'elle ne montre pas.)
Le temps des femmes n'est pas vraiment compatible avec celui des hommes ; on le vérifie chaque jour. L'horloge féminine est indexée sur la beauté, l'horloge masculine sur la puissance. La baignoire et l'automobile sont des véhicules qui se rencontrent rarement sans dommages.
Je l'observe depuis un moment déjà. Je vois ses cuisses produire le mouvement qui la fait avancer sur le bitume. Le derrière suit, un peu à contrecœur. Le dos aussi. Et même les bras. Quarante années ne se sont pas passées, mais le dos est figé, coagulé. On remarque surtout les fesses, molles, et la manière dont les pieds se posent sur le trottoir, à plat, comme s'ils avaient pour fonction de maintenir celui-là, de le fixer au sol. C'est la même femme. Alors tout a changé. Elle a oublié depuis longtemps celle qu'elle était quand elle avait vingt ans. Non, elle ne l'a pas oubliée ; c'est ce qui lui donne cette démarche grotesque. Elle n'a pas pu se défaire de ses souvenirs. Mais le corps a continué. Ils ont vécu leur vie chacun de leur côté, elle et son corps ; ils se sont séparés depuis un moment déjà. Parfois, sur un trottoir ou sur un malentendu, ils se retrouvent, et ces retrouvailles sont douloureuses. Ils se reconnaissent mais ils font semblant de s'ignorer, car leurs espérances sont trop différentes. Il serait difficile d'entamer une vraie conversation : ils le savent tous les deux. Alors ils se contentent de se dévisager du coin de l'œil, comme lorsqu'on n'est pas complètement certain de croiser dans la rue quelqu'un de la famille.
Quand par hasard il m'arrive d'imaginer jeune une femme qui a la cinquantaine, ou la soixantaine, je ne crois pas réparer une injustice. Au contraire, j'ai la sensation de commettre un péché, et de me ridiculiser. Alors je détourne le regard et je cherche des yeux une jeune fille pour la précipiter vers son destin. Son ignorance me console de sa morgue mais ma tristesse n'en est pas diminuée.