Une splendeur ! On n'a jamais rien vu de tel ! C'est inconcevable, que cette chose soit là, sur le couvre-lit vert, offerte, rayonnante, inoffensive ! Une manne ! Une apocalypse de chair, une révélation laiteuse, une gratification horizontale, rien que pour mes yeux, alors que je n'ai rien fait pour la mériter. Vous avez remarqué qu'en français "cadeau" est synonyme de "présent". C'est un présent. C'est même LE présent. Le temps s'arrête, pour moi seul, pour me permettre de contempler le chef-d'œuvre qu'il a étendu là, sous mes yeux. Je n'en reviens pas. J'étais le puceau timide et complexé, et je suis transfiguré, je suis l'élu. Ma chambre n'est plus ma chambre, c'est un palais, c'est une cathédrale, c'est un autel, et la petite lumière rouge est allumée, et je suis le Prêtre qui va sacrifier l'Agneau qui vient de naître, l'Agneau qui est venu de lui-même s'offrir au couteau du Sacrificateur bienveillant. Le silence se fait tout naturellement, en cette après-midi bénie d'octobre, ou novembre, dans la maison dont je suis le roi.
Impossible de me rappeler comment je m'y suis pris. J'étais très timide, pourtant. Et certainement pas le plus beau du lycée, quand je suis arrivé à Gabriel Fauré, en première. Toujours est-il que c'est moi qu'elle a choisi, la reine Christine, celle que tout le monde voulait, et pas seulement parmi les premières, mais jusqu'aux terminales. C'était la plus belle fille du lycée, tout le monde s'accordait sur ce constat. Elle était grande, elle avait du chien, elle avait des jambes sublimes, un visage qui faisait penser à BB, un petit nez en trompette adorable, de très beaux yeux, et une poitrine qu'on devinait très épanouie. Je l'ai d'abord connue blonde, la déesse. Et un jour, j'arrive au Semnoz, le bistrot qui se trouvait en face de Gabriel Fauré, où notre bande avait ses habitudes, et je la vois brune, dans son manteau à carreaux blanc et noir. Le choc ! « Pourquoi tu t'es teint les cheveux ? » Elle rigole, et Martine aussi. En fait, elle est brune, bien sûr, et n'était blonde que parce que tout le monde lui disait qu'elle était sublime, comme ça. J'aurais dû m'en douter, moi qui connaissais la couleur de sa touffe. Mais, plus naïf et crétin que moi, ça n'existait pas.
Elle avait déjà fait l'amour. Pas moi. Enfin, pas vraiment. Elle n'avait qu'un an de plus que moi, mais on sentait bien qu'elle était déjà très assurée, dans ce domaine. Pourtant, elle ne m'a pas pris de haut, pas du tout, même si elle a dû quand-même bien rigoler. Ce qui ne me fait pas rire du tout, moi, c'est tous les petits détails que j'ai oubliés, qui ont disparu définitivement de ma mémoire ! Ça me rend dingue. Ses pieds, par exemple… Je ne les vois plus. Je revois ses mains. Je revois son visage. Je revois bien ses cuisses, rougies par le froid, quand elle jouait au hand-ball, sur le terrain de sport du lycée, et que je l'observais depuis la rue de la gare. Je revois d'autres détails, mais, par exemple, il m'est impossible de savoir avec certitude si elle se rasait les aisselles. Sa copine Joëlle, en tout cas, cette voluptueuse et plantureuse Arabe qui sortait avec mon ami Yves, ne se les rasait pas, ça j'en suis sûr.
J'ai convaincu ma déesse de me suivre dans la maison familiale, vide jusqu'au soir, à dix-huit kilomètres d'Annecy. Nous avons pris le train. Brève station à la cuisine, où on boit du lait, puis on monte dans ma chambre. Neuf, cinq, six, c'est le nombre de marches de l'escalier en chêne, puis la chambre à gauche, après une commode, en arrivant au premier. Il y a trois autres chambres, une salle de bains et des toilettes, à cet étage. Ma mère a fait installer un deuxième téléphone dans sa chambre, depuis peu. Christine s'asseoit sur mon lit. Je la rejoins, on s'embrasse. Très peu de mots sont échangés.
Le lit est petit, c'est un lit à une place, un lit d'adolescent. Il y a deux fenêtres, dans la chambre, une qui donne au nord, et une qui donne à l'est. Le lit est près de la fenêtre qui donne à l'est. Dans une petite armoire, dans l'autre coin de la chambre, il y a les tracts que j'écris et que je tape ensuite à la machine. Des tracts politiques.
On est au Pont-des-Iles, près du Chéran, j'ai froid aux pieds, c'est dimanche, l'eau de la rivière est boueuse, Christine m'apprend que ses parents veulent qu'elle rentre à Nice, définitivement. « Je pars avec toi. » Je n'ai pas réfléchi trois secondes, c'est une évidence, pour moi. Je ne peux pas la quitter. Heureusement, ils changeront d'avis, confrontés à l'obstination farouche de leur fille à rester à Annecy, c'est-à-dire avec moi. C'est le premier vrai coup dur de ma vie. La perdre, alors que je venais de la rencontrer, aurait été trop dur : il est évident que ne je n'y aurais pas survécu. Je ne fais pas le rapprochement avec la mort de mon père, survenue quelques mois plus tôt.
Le lit est petit, Christine est assise. Elle a ôté son manteau noir et blanc à carreaux, qu'elle a posé sur mon bureau, elle porte un pull mauve et un pantalon. On s'embrasse. J'ai passé ma main sous son pull et je malaxe ses seins que je devine prodigieux à travers le soutien-gorge. Elle me demande si je ne veux pas qu'elle enlève son pull. Je ne refuse pas. Elle apparaît en soutien-gorge blanc, j'en ai le souffle coupé. C'est pas facile, la vie d'un garçon, quand il arrive à cet instant crucial de sa vie. Il y tant de choses qu'on doit penser en même temps.
Être visité… Comme par Dieu, oui. Il arrive qu'Il se manifeste, dans un rêve, par exemple. Mais là ce n'est pas Dieu qui me rend visite, c'est une déesse. Elle m'a choisi. Elle s'est rendue dans ma petite chambre d'adolescent, en toute confiance. Elle est assise sur le lit, à côté de moi, en pantalon et soutien-gorge, ses cheveux tombent sur ses épaules, elle sourit. Elle est à ma merci mais elle n'a pas l'air effrayée du tout. À quoi faut-il penser, dans ces moments-là ? À tout. On ne peut pas se contenter de penser aux seins de la déesse. Il y a par exemple le soutien-gorge, qu'on essaie de dégrafer d'une seule main, on avait étudié le mécanisme auparavant, mais ça rate, alors on y met les deux mains, mais même comme ça, on n'y parvient pas, alors la déesse se dévoue, et avec un sourire… encore un. On entend les bruits alentour, la vieille pendule du hall qui sonne la demie de trois heures. À trois heures et demie, j'ai vu les seins de ma déesse. On est au sommet de la montagne, le regard porte loin dans la nuée, tout est terriblement ralenti, le temps semble suspendu à ces aréoles divines, qui provoquent en moi une commotion cérébrale, la modulation est osée, mais je dois détacher mon regard de cette pure merveille, sinon elle va prendre peur, celle dont la respiration fait trembler doucement ces monts sacrés recouverts des deux pièces d'or brun. Alors c'est la fuite en avant, je veux la voir nue, nue, entièrement nue, je veux tout à la fois, je me précipite sur le bouton de son pantalon, hop, et puis la fermeture éclair, ça y est, et puis elle se renverse en arrière, suffisamment pour que je puisse tirer sur les jambes du pantalon, elle s'appuie sur un coude, je n'ose pas regarder son visage. Le pantalon, ça y est, mais je ne m'attendais pas à ça, elle porte un collant. Qu'importe, c'est encore plus beau ! La culotte blanche, à travers le fin rideau du collant, qui lui donne encore plus de mystère, Pourtant je suis un peu décontenancé par cet obstacle supplémentaire ; je n'ai jamais vu le haut d'un collant. Je ne comprends pas tout de suite ce qu'il faut en faire. Christine me vient en aide charitablement. Pas de mots.
J'ai fait une compote de pommes. Mais comme c'était la première fois que j'en faisais une, j'ai mis du beurre, beaucoup de beurre. Ma mère, à qui je téléphone pour vérifier, me dit qu'il ne fallait pas. C'est pour accompagner le boudin. On s'est fait à manger, dans la petite chambre de bonne que Christine loue depuis quelque temps, rue du Lac, chez une vieille dame qui ne doit surtout pas m'apercevoir. J'ai quitté la maison, je suis avec elle, je ne la quitte plus. Ma tante dit à ma mère qu'elle est complètement folle de me lâcher la bride. Et de fait, je vais assez rarement en cours. Le quartier est très agréable, on est en plein centre, et tout près du Pâquier, au bord du lac, où l'on passe beaucoup de temps, avec les copains, même en plein hiver. On a un lecteur de cassettes Philips et une seule cassette : la Quarantième de Mozart par Karajan. Tout va bien.
Au sommet de ses longues jambes, sa culotte de coton blanc. Gonflée. Bombée. Comme si à l'intérieur un soufflé était en train de cuire, au four. Je vois surtout le haut des cuisses, la frontière, la coupure franche entre le tissu et la chair. Mes tempes bourdonnent. Elle soulève son bassin, la culotte vient très facilement, je la jette derrière moi. J'ai à peine eu le temps d'apercevoir ce qui ressemble à une cicatrice boursoufflée. Christine met sa main sur son sexe, puis veut se glisser sous le couvre-lit. Je lui dis Non ! reste comme ça. Le téléphone sonne. Elle est nue, entièrement nue, sur mon lit, et le téléphone sonne ! Elle me dit : Va répondre, allez, dépêche-toi. Je lui demande de rester comme ça, de ne pas bouger, tu me promets, hein, et je file dans la chambre de ma mère. Ma mère ! C'est ma mère qui veut savoir si tout va bien ! Ma mère me téléphone évidemment à ce moment-là ! Et à l'époque, il n'existait pas de web-cams, les mères n'avaient pas besoin de ça pour savoir qu'il se passait quelque chose de définitif, à la maison, pendant qu'elles travaillaient, quelque chose de définitivement définitif pour leur petit dernier, le seul puceau de la famille, qu'il aurait fallu protéger de ces petites salopes qui venaient montrer leur chatte en douce à la chair de leur chair, quand celle-ci était sans défense, hors de portée de la vestale. Oui, Maman, tout va bien, mais faut que je te laisse, là.
Tout va bien. Quand je reviens, elle s'est faufilée sous le couvre-lit… Elle avait froid, soi-disant… Et je n'ose pas lui demander d'en sortir, bien sûr. Alors, comme un idiot, je me désape à toute vitesse, enfin, je garde mon slip, et je la rejoins à l'abri de Celle-qui-n'est-pas-là-mais-qui-voit-tout. Elle écarte les cuisses, et je me retrouve tout naturellement à faire des va-et-vient qui me conduisent en quelques secondes à une piteuse éjaculation. La prochaine fois, il ne faudra pas que j'oublie de penser à un problème de maths ou aux tonalités à six bémols au moins. Je n'ose pas la regarder, j'ai enfoui mon visage entre ses seins et je ne bouge plus. Et là, je l'entends qui me chuchote à l'oreille : « Tu n'étais pas au bon endroit. » Pas au bon endroit ?! Il existe donc plusieurs endroits où l'on peut faire ça ? Ces femmes sont vraiment extraordinaires !
Je constate que la petite lumière rouge est toujours allumée, même après mon catastrophique coït dévoyé. À seize ans, on peut recommencer immédiatement, et l'avantage, c'est que la deuxième fois, on met quelques secondes de plus. Bref, je ne suis pas encore tout à fait au point, mais l'avenir s'annonce radieux. Et cette fois-ci, elle me permet de regarder brièvement la chose extraordinaire qu'elle a au bas du ventre, ou en haut des cuisses. (Ça s'appelle le pubis, de pubes, les poils.) Je passe doucement ma main dans ces poils et j'ai un avant-goût du paradis. (On l'appelle aussi le Mont de Vénus, sans doute parce que Vénus était une femme à la pilosité généreuse.) Je l'aime et je l'aimerai jusqu'à ce que la mort nous sépare. (Maintenant, quand je regarderai une femme en culotte, je comprendrai beaucoup mieux ce que je vois.) En attendant ce triste moment, je ne pense pas une seule fois qu'elle n'a sans doute pas éprouvé beaucoup de plaisir. Moi, je suis à la fois comblé et honteux, et bombardé de vingt mille questions que je garde pour moi ; on s'est assez ridiculisé pour aujourd'hui. On se rattrapera demain, en étudiant de plus près l'éminence triangulaire située à la partie inférieure du bas-ventre, qui se couvre de poils à l’époque de la puberté.
À seize ans, il n'y a pas la moindre trace de poison dans le présent. Le présent est indemne, il n'a pratiquement aucune ramification, ni dans le passé ni dans l'avenir. On prend tout, on le gobe sans l'éplucher, on avale tout, avec la peau et l'emballage. On a l'estomac solide. La petite lumière rouge ne s'est plus jamais éteinte, jusqu'à mes dix-sept ans et demi. Même quand Christine m'a salement trompé avec des gauchistes de passage dans l'appartement que ses parents lui avaient finalement loué à Annecy, près du lycée Bertholet, la loupiote me tenait la bite en état d'alerte permanent. Mon passage à niveau laissait passer tous les trains, à un rythme effréné. J'aurais pu lécher les trottoirs où ma déesse posait les pieds. Quand elle était malade, j'étudiais la médecine, quand elle draguait un marxiste, je lisais Marx, quand elle prenait du LSD, j'en prenais aussi. Un jour, j'ai fait dix kilomètres à pied tellement elle m'avait fait souffrir. Nous étions montés au Parmelan, au-dessus d'Annecy, et, dans le refuge, elle s'était laissé conter fleurette par un sale con plus âgé qui jouait de la guitare. La douleur a été intense, et j'ai préféré disparaître un moment. Mais en même temps, comment aurais-je pu ne pas comprendre que tout le monde tombe amoureux d'elle ? Une déesse n'appartient pas à un mortel. C'est d'ailleurs elle qui m'avait appris la signification de l'expression "conter fleurette", preuve qu'elle était beaucoup plus intelligente que moi qui ne parvenais pas à décoller mon nez de l'amour ridicule que j'éprouvais pour elle. Enfin, je dis ridicule, mais avec des seins pareils, rien n'est jamais ridicule, on le sait bien.
Ce que j'ai appris beaucoup plus tard, c'est que le pubis était aussi un os !