Un beau jour, son père a trompé sa mère. Là, c'en fut fini de nous deux : elle a réalisé qu'elle aussi était une femme, et que j'étais un homme.
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Quand je l'ai rencontrée, elle était paraît-il amoureuse d'un petit gars de sa cité, un certain Idir. Je ne l'ai jamais vu, lui. C'est surtout sa mère qui me racontait que C. était amoureuse de ce garçon, mais moi, je voyais bien que sa fille s'arrangeait toujours pour être là quand je m'y trouvais. Elle allait m'acheter des glaces, elle voulait m'aider à déménager, à ranger, à bricoler, elle voulait aller se promener avec moi, elle voulait que je lui fasse découvrir Paris, bref, elle faisait mon siège, l'air de rien, avec son air indolent de petite innocente.
C'était moi, l'innocent. Nous étions innocents de tout. Cette innocence a creusé un trou dans ma vie.
Elle habitait à Montreuil, et s'y trouvait très bien. De sa mère elle avait hérité d'un grand nez et de quelques kabyleries. Elle était grande, sportive, et possédait une magnifique chevelure, avait de très jolis seins et posait pour moi avec une parfaite bonne volonté.
Personne ne savait ce qui se passait entre nous, sauf Anne, fidèle Brangaine qui favorisait nos rencontres et gardait notre secret. Nous avions déjà passé plusieurs nuits ensemble, de manière complètement secrète, mais nous n'avions pas réellement fait l'amour. Et puis, le soir de Noël (ou de la saint Sylvestre, je ne sais plus), elle est venue me rejoindre chez moi en cachette. Comme elle était encore vierge et que je n'avais évidemment pas de capotes, j'ai préféré l'enculer, c'était plus sûr. Qu'est-ce qu'on a pu rire, cette nuit-là ! Ça l'a bien un peu intriguée, le coup de la sodomie, mais elle s'y est prêtée de bonne grâce. De toute façon, elle était toujours partante pour l'aventure.
Plusieurs fois j'étais allé chez eux, à Montreuil, dans leur grand appartement très haut situé. Son frère et ses parents m'adoraient. Et personne, jamais, ne se serait douté que je puisse coucher avec la petite. Qu'elle puisse avoir du goût pour un homme qui avait quinze ans de plus qu'elle, et même qu'elle puisse en être amoureuse, ça ne les a jamais effleurés.
Comme je venais de vendre ma maison, j'avais un peu d'argent, que j'ai claqué très rapidement en l'emmenant dans tous les restaurants de Paris. Nous avons énormément marché dans la ville, nous avons passé des nuits dehors, sur les quais, dans des parcs, elle avait les clefs de chez moi, et je l'y trouvais très souvent en rentrant du travail ; c'était une sensation de liberté extraordinaire. Ou alors, si elle n'y était pas, je trouvais l'appartement rempli de petits mots, poèmes ou dessins, joliment disposés dans des endroits inattendus. Je ne sais pas si la différence d'âge est en cause, mais il n'y avait entre nous aucune des habituelles stratégies qui ont cours dans les couples et qui les rendent si pénibles. Aucune contrainte, aucune pesanteur, mais surtout aucune négociation. Farfelus nous étions, mais elle était sérieuse et appliquée dans sa farfellerie : surprenante, tendre, espiègle, lyrique parfois, mais toujours gaie et agile, généreuse, elle savait marcher au rythme de notre secret et lui faire rendre un son singulier.
Quand je repense à cette merveilleuse jeune fille, dont la grâce éclatait à chaque instant et dans chaque geste, dont la gourmandise extatique était un poème en soi, j'ai de la nostalgie pour cette vie simple et gaie, fluide, qui a duré trois ans. Pourtant, et même si elle fut difficile, je remercie le Ciel de notre séparation. Ce genre de relation ne doit pas durer plus longtemps, si l'on veut éviter la prison du naturel. À l'abri du secret peut fleurir un bonheur fou, mais terrible, qui nous arrime à nous-mêmes bien mieux que la pire des souffrances.