La manière dont le regard porté sur autrui se construit, se modifie, et s'approfondit, dans un réseau social tel que Facebook me semble quelque chose de passionnant.
En quelques semaines, en quelques mois, la figure d'une personne croisée en ces lieux, et à laquelle on donne un peu d'attention, s'élabore et se précise d'une manière tout à fait saisissante. Je suis toujours surpris de constater à quel point le visage qui se dessine de lui-même est fouillé, précis. Ce sont ses commentaires, ses "likes", son réseau d'"amis", sa manière d'écrire, les photos qu'il choisit pour se montrer, ses "statuts", bien sûr, et même ses silences, ses non-commentaires, qui constituent un ensemble, un système, une structure, qui dressent un portrait assez complet et assez juste de la personne en question.
Se figurer quelqu'un, être en mesure de se le représenter, d'en avoir une idée, est un préalable à tout échange, à toute conversation. On ne dialogue jamais avec le néant, avec l'inconnu radical, on a toujours besoin d'avoir une base, une forme, une image sur laquelle fonder une relation, même si cette base est largement préconçue. Avec ce qu'on nomme les réseaux sociaux, nous apprenons à appréhender les autres selon un mode un peu différent, car les signes que nous sommes amenés à lire sont de tous ordres. Le discours commun consiste à affirmer qu'il s'agit d'un miroir aux alouettes, que c'est un jeu de dupes, mais je n'en crois rien ; sauf à affirmer que les rencontres que nous faisons "dans la vraie vie" ressortissent également du jeu de dupes, les rencontres faites sur Facebook n'ont rien de virtuel et elles engagent autant que celles qu'on peut faire à la terrasse d'un café.
Facebook donne accès aux autres à travers leur langue, essentiellement, et c'est un juste retour des choses. Cette langue – si peu commune – qui est en train de mourir acquiert paradoxalement une importance extrême. Moins ceux qui la maîtrisent sont nombreux plus elle a un pouvoir discriminant. On a abandonné la langue française pour la partager avec tous et en retour elle est devenue le refuge d'une élite. C'est ce que Facebook met en scène quotidiennement. Toute démocratisation arbitraire se mue à terme en une impitoyable discrimination.