samedi 30 juin 2018

Revoir son jugement sur l'équipe de France de football



Je tiens absolument à revoir mon jugement sur l'équipe de France de football  Certes, jusque là, je n'avais aucun jugement sur l'équipe de France de football : mais justement ! N'avoir aucun jugement sur l'équipe de France de football, c'est déjà avoir un jugement implicite sur l'équipe de France de football, car on se doute bien que quelqu'un qui n'a aucun jugement sur l'équipe de France de football n'a pas une grande appétence pour ce sport, le football, et qu'en conséquence il n'est pas en mesure d'admirer l'équipe de France de football. Or, je ne veux pas avoir de jugement implicite sur l'équipe de France de football. Je ne veux avoir de jugement qu'explicite et en toute connaissance de cause, sur l'équipe de France de football. C'est une question de principe. 

J'ai donc tout naturellement décidé de revoir mon jugement sur l'équipe de France de football. Je pense que tout le monde aurait fait la même chose à ma place. Je n'ai pas la sensation de faire quelque chose d'extraordinaire. Je ne suis pas un héros, ni implicitement, ni explicitement.

jeudi 28 juin 2018

Dernière sortie avant le paradis


On souffre. On souffre énormément. C'est dur, d'être dans le camp du Bien. 

Non, j'suis désolé, mais on ne pense pas assez à la souffrance de ces gens-là qui, jour après jour, samedi après samedi, doivent entendre et supporter les horreurs proférées par les fachos, les nauséabonds, les nazis, les empaffés de droite homophobes, sexistes, xénophobes, repliés sur eux-mêmes, aigris, jaloux, intolérants, mesquins, bas-du-front, alcooliques, beaufs, mangeurs de viande et fans de foot. Moi, par exemple, vous voyez, je tiendrais pas le coup, quoi, j'veux dire ; j'me serais déjà pendu à mon string, sûr ! C'est des héros, ces mecs-là ! Faut le dire. 

Regardez l'Angot, comme elle se contient ! C'est beau, cette réserve, cette sagesse, cette abnégation, cette zenitude chauffée à blanc, ce quant-à-soi lyophilisé ! Tout dans l'intérieur… Elle endure l'ordure. Elle prend sur elle, elle pince les lèvres, elle serre les fesses. Elle est au bord de l'explosion, et pourtant elle reste calme et digne. 

Le Père Moix, lui, il prie Jésus de bien vouloir pardonner à Dupont, de le prendre sous son aile. Regardez comme il est bien concentré dans sa prière ! On sent que ça monte du ventre, c'est de l'authentique. Ça parle latin, à l'intérieur, sûr et certain.

OK, ya Benguigui qui craque, d'accord. Il en a une descente d'organes, Ben. Y's'dit, mais c'est pas possible c'qu'il est con, le Nico, c't'affreux, c't'énorme, formidable, il va se faire péter le pancréas, à force de nous sortir des horreurs pareilles, et on va encore se farcir de la cervelle de facho sur les Weston !

La blonde, elle, on sait pas trop. Peut-être qu'elle comprend pas le français, c'est possible. Ou alors elle a des remontées acides, ou bien une coulée de vinaigre balsamique dans le surmoi, qui sait. Mais bon, elle est pas bien non plus, ça se voit. On a envie de lui taper dans le dos pour qu'elle fasse son petit rototo discret. Je ne sais même pas son nom, mais je la plains. Je préfère encore avoir la lèpre que de souffrir ce qu'elle souffre. 

jeudi 21 juin 2018

Buena Vista Social Club



Elle s'était enfuie à Marseille, à une heure et demie de voiture, horrifiée que je puisse avoir une petite amie, ce qu'elle n'avait pas prévu quand elle avait décidé de faire le voyage du Connecticut jusqu'à la France, quarante ans après notre rencontre en Grèce, quand nous en avions seize. Au bout d'une semaine, j'ai eu pitié et je suis allé la rechercher. J'eus envie de revoir par la même occasion un vieil ami perdu de vue qui habitait dans un coin glauque de la cité phocéenne. Mon amie et lui s'entendaient à merveille, et il nous proposa de rester dormir chez lui, ce qui me fit frémir car il n'y avait qu'un lit pour les invités et je n'avais aucune envie de dormir avec elle. Visiblement, il croyait que nous étions ensemble. 

Mon vieux copain eut une idée lumineuse, pour emporter ma décision, car il voyait bien que je renâclais fort. « Il y a le Buena Vista Social Club, ce soir. Ça vous dit ? On y va ? Ça va être génial ! » Et l'Américaine aussitôt de s'enthousiasmer comme une jeune débutante à qui on a promis de l'emmener au bal. Elle les connaissait (bien sûr !), c'était génial

J'ai senti un grand froid m'envahir. Non seulement allais-je devoir passer la nuit avec elle, mais, en plus, me retrouver dans un de ces "concerts" qui me font horreur, décibels et sueurs mêlés, trémoussements et convivialité assurés, avec les bobos du coin, être obligé de faire semblant d'aimer ça. Non, non et non. Impossible ! Il fallait que je trouve une excuse à la hauteur de l'effroi que m'inspirait la soirée à venir. Je n'avais pas mérité d'être puni de la sorte, moi qui, courageusement, généreusement, était venu rechercher l'emmerdeuse qui avait piqué sa crise de nerfs une semaine plus tôt, m'obligeant à prendre la voiture à cinq heures du matin pour que Madame puisse soi-disant repartir illico aux USA alors qu'elle était arrivée la veille. 

Le Buena Vista Social Club m'a sauvé la vie. J'ai prétexté des analyses sanguines à faire le lendemain matin aux aurores, et j'ai repris le volant comme un voleur qui emporte les chandeliers du curé, avec le même genre de soulagement qu'on éprouve quand on apprend que la tumeur qu'on a découvert en nous est bénigne. 

vendredi 15 juin 2018

Numéro 9




Je suis le numéro 9. J'attends dans une grande salle, où nous sommes une douzaine. Une obèse, deux Françaises vulgaires et maussades absorbées dans leurs smartphones, une Arabe silencieuse aux cheveux rouges, une Italienne très maigre avec deux enfants dont une fillette qui crie sans raison et sans interruption, sans que sa mère semble même l'entendre, une jeune femme enceinte, souriante, dont la figure avenante tranche avec le reste, un grand dégingandé sans fesses avec un air niais et les bras ballants, deux costauds tatoués à l'air un peu con, le genre qu'on a tirés-de-la-rue, une petite Black assez mignonne, un vieux couple bien mis, entre soixante-dix et quatre-vingts ans, lui à moitié sourd, chemise blanche rayée de bleu et de rouge, assis comme une momie derrière une table avec la caisse, et le responsable, pantalon rouge, chemise blanche, veste noire, grosses chaussures marrons, cheveux gris, la soixantaine. Il y a une machine à café électrique, de l'eau en carafe et du jus de fruit, des petits gâteaux et des abricots secs dans une assiette en plastique blanc. La porte est ouverte sur le jardin, il fait beau et il commence à faire chaud. Je me dis que dans une semaine on va voir apparaître les premiers gros orteils aux ongles sales dans les sandales. Un piano droit dans un coin, sous une bâche, des dizaines de chaises empilées les unes sur les autres, et un pupitre en bois, vraiment cheap. La salle doit servir de temple. C'est pas là qu'on achèterait de la vaisselle à 500 000 euros.

Les curetons protestants, c'est un peu les cathos de gauche en pire – ou en mieux, je sais pas. Dans le bureau du chef, une affiche "Exilés, l'accueil d'abord", écrit en blanc sur fond noir. Il me questionne, il est lent, pesant, il se dirige vers l'ordinateur : « J'aime pas trop la technique ». Il essaie d'avoir l'air sympa quand-même, genre prof de gauche. Je me demande : il vote Mélenchon ou Poutou ? Peut-être même Macron, qui sait…

« Quand je vous ai vu entrer, j'ai su tout de suite que c'était vous. » Ah bon, mais comment… « Les voix ressemblent aux personnes, non ? » Non, justement, je ne trouve pas. À la fin du questionnaire, l'ordinateur m'attribue un numéro. On parle un peu technique. Je joue le jeu. Je fais le vieux con largué, fatigué. Je me mets au diapason.

Il m'explique qu'il vient de reprendre l'assoce, avec sa sœur (celle qui se trouve à la caisse avec la momie). Nous avons sensiblement le même âge, je crois. Lui est du bon côté, moi du mauvais. Je vais repartir de là avec deux sacs pleins, je vais les porter jusqu'à la voiture, en sueur. La voiture est garée au parking de la cathédrale, parce que ce c'est le seul endroit où c'est gratuit, quand on reste moins d'une heure. Évidemment, je vais rester juste un peu plus d'une heure et je paierai donc mon parking deux euros, merde. Ça plus les quatre euros cinquante-sept payés à l'assoce plus l'essence, bon, ç'a dû me coûter huit ou neuf euros en tout. Est-ce que ça vaut le coup ? Je regarde sur la facture qu'ils m'ont imprimée. Si j'avais acheté ce qu'ils m'ont donné, j'en aurais eu pour dix-sept euros soixante-seize. Cinquante pour cent de bénef tout de même. Je vois sur le papier qu'il me reste « 35,43 € à dépenser avant le 30/06/2018 ». Je n'arriverai jamais à dépenser ce capital avant la fin du mois.

La petite Black voulait me donner des portions de Vache-qui-rit, des gâteaux, des céréales, du lait, des yaourts, du gel douche, j'ai décliné en prétextant que je ne digérais pas le lait. Quant au gel-douche, il doit y avoir plus de vingt ans que je ne m'en suis pas servi – ni de shampoing d'ailleurs. La salade sous plastique est périmée depuis deux jours, et à la dernière minute le chef me colle deux paquets de "pousses de petits pois à germer" en me disant que « c'est excellent pour la santé ». Les deux paquets sont périmés depuis deux jours aussi. Je prends même des compotes de pomme, un paquet de quatre. J'aurai l'impression d'être à la cantine.

En portant mes deux sacs jusqu'à la voiture, je me dis que finalement c'est moi qui suis du bon côté et lui du mauvais. Et puis je me dis aussi que bientôt je connaîtrai tout le monde là-bas, et encore que je n'aurais jamais dû lui dire que j'avais été professeur de piano, dans le temps ; des fois qu'il me demande de leur jouer quelque chose, ou même de tenir l'harmonium à l'office !

Putain de journée. Le matin chez les curetons, et l'après-midi chez l'assistante sociale. Moi qui ne vois jamais personne, j'en ai pris pour vingt ans de social. Mais bon, les nouilles c'est important, dans la vie.

Elle est marrante, Sylvie. Assez menue, vive, pestant sans cesse contre les ordinateurs qui buggent et la CAF où il n'y a que des fous. Elle arrête pas de me dire : « Je vous comprends ! Je n'y arriverais pas non plus. » Je l'aime bien, mon assistante sociale. Elle fait pas de sentiments, pas de psychologie, elle essaie juste de se démener pour m'aider un peu. Elle tape vite, sur le clavier. Elle se relit à voix haute, je lis par-dessus son épaule, et parfois je me risque à lui suggérer un truc ou deux. Et quand elle est en retard, elle s'excuse ! Vous imaginez ça ! Elle s'excuse ! Je croyais que ça n'existait plus. Rien que pour ça, je l'aime.

On ne mord pas la main qui nous nourrit, non, et nos morsures sont des caresses. Mais tout de même, il faut raconter, il faut regarder, il faut entendre, il faut aller bravement dans cet arrière-monde que les amis ne connaissent pas. Il faut côtoyer Fred, Naji, Nadia, Bernard, Claude, Gérard, Antonia, Jessie, Nikola, il faut les écouter parler, leur donner la réplique, voir chacun de leurs gestes se perdre dans le coton moite de la prostration, les entendre se taire, aussi, il faut se tenir là, dans cet avers invisible, et le rendre visible, même deux minutes. Il faut rire. Surtout, il faut rire. 

samedi 9 juin 2018

Le Prisonnier



Prononçant ce nom, on pense à lambda. Nadal est un homme ordinaire qui se conduit de manière extraordinaire. Dans Nadal, il y a "nada", rien. Ce garçon a mis sa vie entre parenthèses, elle ne devait pas être bien folichonne, sa vie, et il a décidé un jour qu'il serait le meilleur joueur de tennis de tous les temps. Peut-être pas le meilleur, ça il s'en fiche, mais le plus fort, l'indestructible, l'invincible. Nadal est un monstre. Complètement ravagé de tics, qu'il répète comme un mantra immuable et silencieux, il a fait de cette immuabilité le sens même de sa vie. Rien ne doit changer, jamais. Nadal, c'est l'homme qui a fait du rien une matière dure comme le silex. Rafa Nadal : quatre fois la lettre "a", qui court à travers son nom, et qui dit l'inchangement, la permanence, le reploiement, l'involution. Comme la pierre, il reste ce qu'il est, et refuse obstinément de se poser des questions sur son être, car son être, c'est ça, le silence immobile de la volonté pure. Tous les autres, tous les plus grands champions, à un moment ou à un autre, se sont posé la question de savoir pourquoi ils faisaient ça, pourquoi ils persistaient à vouloir gagner des matchs, comme des enfants autistes. Et ça les a perdus, de se poser cette question ; ils ont dégringolé de leur piédestal. Mais eux, ils pratiquaient un sport. Nadal est terrorisé à l'idée de ne pas être à sa place, et sa place, c'est la première, celle du haut, il n'y en a pas d'autres, il ne peut pas y en avoir d'autres. Tous les autres joueurs de tennis ont connu des hauts et des bas, et quand ils se sont retrouvés en bas, une fois passé l'instant de honte et d'incompréhension, ils ont compris que c'était la chance de leur vie, qu'ils étaient enfin débarrassés de cette folie effroyable qui avait écrabouillé leur existence. Cette vie grotesque n'avait heureusement pas duré, c'était seulement un reste de l'enfance, la maladie qu'on traverse tous avant d'arriver à l'âge adulte. Certains attrapent la varicelle, quand d'autres font du sport.

Nadal se fait appeler Rafa. Rafa… (Une rafale stoppée, gelée.) 

Regardez-le, sur le court. Ça saute aux yeux, ce type est fou à lier. La raison ne peut pas résister à tant de volonté. Nadal ne pratique pas un sport, lui. Un sport, on fait ça pour s'amuser, pour gagner, pour frimer, pour la gloire, pour "se dépasser", pour prouver aux autres qu'on peut le faire, pour ne pas démériter devant son père, pour prouver à sa mère qu'elle a engendré un costaud, un garçon qui en a, et qui va être en mesure de perpétuer la lignée, et donc l'espèce. C'est un rite, c'est une épreuve, c'est un moment à passer, c'est une étape à franchir. On fait l'effort, on atteint un certain niveau, et puis après on passe à autre chose. Mais pour Nadal, cette autre chose c'est la perte. Il ne veut pas passer à autre chose, lui, il veut rester comme ça, indéfiniment. Il veut vivre comme une statue. Nadal, c'est l'instant qui ne passe pas. Sa volonté a pris toute la place, elle a expulsé tout le reste de son esprit. Quand la volonté atteint ce volume et cette intensité, il se produit en l'être humain un affaissement général, les autres qualités prennent peur, car elles comprennent que leur existence est menacée ; elles se réfugient alors dans une autre couche de l'être, une couche où elles restent comme pétrifiées, virtuelles. 

Nadal est extrêmement émouvant par cette incapacité même à vivre, à évoluer, à quitter la geôle de ses rites et de sa volonté. On ne sait pas très bien à quel dieu il sacrifie, mais je crois que c'est un dieu qui hait le temps, qui ne le supporte pas, et qui fait tout pour le nier et l'annuler. Nadal est un prisonnier volontaire. S'il est une sorte de fou qui a tout perdu sauf la raison, Nadal, lui, a tout perdu sauf la volonté… Et la fantaisie.

VIVE LA FRANCE !

Aujourd'hui, pas de parlote. Les images suffisent.








mardi 5 juin 2018

La main



Un texte magnifique et bouleversant de mon ami Jean Quatremaille


SALLE 4.22. (...) J’allais de toute façon mitrailler, je m’y préparais cause qu’il n’y a pas de solution, pas d’alternative, pas d’autres possibilités face à ces gens qui vous sourient, en ayant déjà une idée bien nette du châtiment qu’ils vous préparent. Du reste, ils se tapent, ils se foutent de tout puisqu’ils s’en chargent pas ; eux édictent la sentence. Sont pas bourreaux, ils sont en robe, en toge. Ce sont des gens de robes, ceux qui bâillent, la gueule bien noire. Des robes pour planquer leurs jambes cagneuses et leurs bras sans courage. Alors les toges l’inviterent à la barre. La seule chose moi qui m’émut de manière proprement imprévisible, interrompant ma rouscaille, m’augmentant le palpitant, ce fut la main qu’il laissa un instant tomber le long de son corps. Il était là, devant eux, devant nous autres, à répondre à leurs questions, à causer sur une fréquence qu’ils pouvaient pas entendre, qu’ils pouvaient à peine apercevoir à condition de se mettre tous ensemble, loin au-dessus de leur chef. Il leur parlait avec toujours sa ligne d’épaule un peu penchée ; il leur parlait pendant qu’eux tissaient leurs sardoniques toiles, ils n’écoutaient pas, n’essayaient pas même de déchiffrer les phrases jaillissant de cet être, toutes éclairées par l’inépuisable lumière de son regard. Comme si on les voyait pas faire, nous autres, à quelques mètres, comme si on les voyait pas s’esragier sur leurs bobines de fils : tisser, tisser, tisser, tisser sans cesse. On les tenait très à l’œil et en joue tous, ces individus, ces toges de mauvaise mine. Et soudain, il lâcha la barre et laissa tomber cette main, le long de son corps. Il continuait à discourir, à leur parler comme s’il avait l’espoir que ses paroles traversent, aillent aux cœurs, aux âmes. C’est une mystérieuse poésie, Maître, qui ne traverse pas les toges… les toges sont blindées, elles sont faites imperméables aux yeux de l’esprit, et à tout ce qui n’est pas pouvoir, couloirs, allées, portes dérobées, confabulations, murmures. A tout ce qui n’est pas talon sur la nuque. Rien ne passe. La belle patine de ce cuir poli, celle de cette main était là, rougie par la pesanteur veinée d’azur engainée dans un poignet de chemise blanche. Bien entendu elle parlait, elle me parlait, cette main, dans son langage, celui de la plénitude, du silence – un moment je n’entendais moi plus rien et voyais tout. Pauvre main qui se secoua furtivement comme sous les piqués des ondes mauvaises envoyées ; ses doigts fléchirent et se contractèrent, enveloppant alors leur pouce, tout n’est qu’honnêteté dans cet homme, quand les philippiques se firent moins feutrées. Voilà la vérité d’un corps, me dis-je finissant d’être happé par mes larmes intérieures, qui se retrouve comme un enfant nu qu’on aurait déposé à la naissance dans l’horrible monde des hommes, aux pieds des pires d’entre eux, les herminés, les gradés, les puissants. J’armais mon arbalète, je tirais, touchais un juge à l’aine dans sa cotte de maille ; il brisa ma flèche en un rien. Alors la main du maître se réanima brusquement, revenant s’agripper à la barre ; il se retourna d’un coup, me regarda, inquiet de cette violence. L’air se gondola. Je ne savais moi comment m’excuser et poursuivre en même temps ce que je venais d’engager. Tout ça n’était-il que maladresse ? violence ? Oh oui, peut-être. J’en sais rien. Je ne fis moi que mettre en application ce que m’a appris celui à qui j’appartiens, le dixième preux, dont je ne suis jamais que le second. (...) »

dimanche 3 juin 2018

Et sur plusieurs axes (très fédéré)…



Le festival Suresnes Cités Danse continue de sortir le Hip-Hop des sentiers battus, avec un spectacle d'ouverture inspiré du Sacre du printemps. Un Sacre punk-rock et féministe où le sacrifice final de la jeune vierge élue ne fait plus partie du tableau.

« Je l'intitule l'Anti-Sacre, vraiment une inversion totale en fait du récit originel de façon, clairement, à ne pas avoir une seule élue, mais des élues, des femmes qui ensemble en fait célèbrent leur résistance, leur vie, leur liberté qui serait complètement égalitaire, acquise, dans l'absolu, pas du tout exclusive, pas de façon sectaire, et sur plusieurs axes, c'est-à-dire avoir la danse, toutes les danses, la musique, voilà, et la nature. »

Le plateau devient ainsi un espace d'émergence pour une multitude de formes, de singularités, d'énergies.

« Le sauvage, souvent, il laisse entendre cette profusion très impliquée physiquement, mais c'est pas que ça. Il y a du sauvage qui peut être doux, qui peut être contenu, du sauvage qui peut être ensemble,  très fédéré, comme du sauvage explosif, c'est une forme de mise à nu, en fait. »

Tour à tour organiques, animales, humaines, les héroïnes de ce Sacre inventent une communauté hybride, une autre forme d'harmonie dans un monde en friche.


[Je n'ai pas inventé un seul mot, tout est retranscrit fidèlement, au mot près. Il s'agit d'une émission d'ARTE, la chaîne culturelle.]

samedi 2 juin 2018

Figures


La manière dont le regard porté sur autrui se construit, se modifie, et s'approfondit, dans un réseau social tel que Facebook me semble quelque chose de passionnant.

En quelques semaines, en quelques mois, la figure d'une personne croisée en ces lieux, et à laquelle on donne un peu d'attention, s'élabore et se précise d'une manière tout à fait saisissante. Je suis toujours surpris de constater à quel point le visage qui se dessine de lui-même est fouillé, précis. Ce sont ses commentaires, ses "likes", son réseau d'"amis", sa manière d'écrire, les photos qu'il choisit pour se montrer, ses "statuts", bien sûr, et même ses silences, ses non-commentaires, qui constituent un ensemble, un système, une structure, qui dressent un portrait assez complet et assez juste de la personne en question. 

Se figurer quelqu'un, être en mesure de se le représenter, d'en avoir une idée, est un préalable à tout échange, à toute conversation. On ne dialogue jamais avec le néant, avec l'inconnu radical, on a toujours besoin d'avoir une base, une forme, une image sur laquelle fonder une relation, même si cette base est largement préconçue. Avec ce qu'on nomme les réseaux sociaux, nous apprenons à appréhender les autres selon un mode un peu différent, car les signes que nous sommes amenés à lire sont de tous ordres. Le discours commun consiste à affirmer qu'il s'agit d'un miroir aux alouettes, que c'est un jeu de dupes, mais je n'en crois rien ; sauf à affirmer que les rencontres que nous faisons "dans la vraie vie" ressortissent également du jeu de dupes, les rencontres faites sur Facebook n'ont rien de virtuel et elles engagent autant que celles qu'on peut faire à la terrasse d'un café.

Facebook donne accès aux autres à travers leur langue, essentiellement, et c'est un juste retour des choses. Cette langue – si peu commune – qui est en train de mourir acquiert paradoxalement une importance extrême. Moins ceux qui la maîtrisent sont nombreux plus elle a un pouvoir discriminant. On a abandonné la langue française pour la partager avec tous et en retour elle est devenue le refuge d'une élite. C'est ce que Facebook met en scène quotidiennement. Toute démocratisation arbitraire se mue à terme en une impitoyable discrimination.