mercredi 2 mai 2018

La Vie indirecte


« Ce que vous faites, ce sont des feuilles qui tombent d’un arbre.
 Ceux qui ne comprennent pas se demandent où est l’arbre. » Jules Renard, Journal


« Son nom disparut – non de ma mémoire mais de cette vie parallèle, rêveuse et impalpable, cette vie indirecte que forment tous les noms lus, vus, entendus, à quoi on s’est promis de donner un jour une réalité : ceux des villes et des fleuves que l’on veut traverser, des tableaux que l’on veut voir, des écrivains que l’on doit lire. Il réapparut, une dizaine d’années plus tard, non plus comme personnage mais comme écrivain : il tenait, sous un autre nom, un blog, où il publiait des textes profonds, assez sombres, souvent amusants, toujours énigmatiques – seulement je n’avais pas du tout fait le lien entre le "Jérôme Vallet" de Renaud Camus et ce "Georges de La Fuly" qui se serait voulu "mort plutôt que sympa". »

C'est Bruno Lafourcade qui écrit ces lignes, extraites de son avant-propos à Conversation. Il y parle d'un certain Jérôme Vallet, dont il m'arrive d'entendre parler aussi, et pas toujours en bien. 

Quand Lafourcade a proposé à Vallet de le questionner sur lui-même, La Fuly a trouvé l'idée assez étrange, mais il ne s'en est d'abord pas mêlé. Que ces deux-là se débrouillent entre eux ! Mais c'était compter sans la propension de Vallet à mouiller tout le monde, y compris ceux qui écrivent ses discours et pensent pour lui. Il a fallu qu'il se raconte, Vallet, et on s'est vite retrouvé embarqué, malgré nous, dans une discussion à bâton rompu sur la musique, les citations, la vulgarité, la petite-bourgeoisie, Glenn Gould, le magnétophone, la peinture, Godard, l’hôpital, les sourds, l’amour, le Minitel, l’argent, la mémoire & le destin d’un artiste aujourd’hui ; et même d'autres choses assez inavouables… C'est comme ça que, très vite, on s'est retrouvé à trois dans l'histoire. (Si on m'avait dit qu'à mon âge je serais mêlé à ça ! Des trios, j'en avais déjà composés, mais j'étais peinard dans ma piaule avec mon papier rayé, à boire du café et à regarder la neige tomber. – Lafourcade, c'est un boxeur, c'est pas un tendre, et il m'a pas lâché ; c'était tout à fait autre chose que de boire de la tisane à heure fixe.) Et quand je dis "on", c'est encore un euphémisme. À force de répondre aux questions de Lafourcade, je m'apercevais qu'il y avait de plus en plus de monde ; et tout le monde parlait à la fois – c'était un vrai bordel, on se serait cru sur Facebook. Et c'est là que Vallet m'a dit : « Laisse tomber, c'est pas pour toi, cette histoire ! » Je dois reconnaître que j'ai été soulagé de les laisser discuter entre eux, parce que souvent il m'arrivait de pas comprendre du tout de quoi ça causait. C'est pas que je sois stupide, mais j'ai pas le cerveau polyphonique. Genre, quand ça cause d'électro-machin, moi je laisse parler les allumés de la combinatoire sonore et je retourne à mes carnets. C'est plus tranquille. 



« Comme j’aimais les livres, je m’étais intéressé aux sites tenus par des amateurs de littérature, ou par des auteurs, ou par des critiques – des gens que je découvrais pour l’essentiel suffisants, susceptibles, injurieux pour des raisons que la raison ignorait, et assez souvent illisibles : leurs phrases étaient des jeeps remplies de pataquès qui roulaient sur la langue française comme sur les pistes accidentées du Gabon ou de Mauritanie. Je regardais leurs paragraphes désespérés enchaîner les subordonnées, les superposer, les enchevêtrer, supplier qu’on leur donne un point avant qu’ils ne versent tout à fait. Ces gens jouaient à être des écrivains, des critiques, des pamphlétaires. »

C'est Lafourcade, toujours, qui parle. Il écrit bien, ce Lafourcade ! On aurait aimé qu'il écrive le livre tout seul, plutôt que de s'embarrasser de nous, qui le freinons, qui le ramenons à des considérations triviales, qui noyons le poisson, et qui souvent ne répondons même pas à ses questions. Encore, moi, ça va, mais Vallet, vraiment, c'est juste pas possible, au global ! Et qu'il nous bassine avec ses histoires de fesses, et qu'il sanglote sur son passé, et qu'il nous parle de son vieux maître argentin avec des tressaillements de jeune vierge, et qu'il s'embrouille dans ses explications, se contredisant d'une page sur l'autre… On a envie de lui conseiller la chambre et la bouilllote, sinon l'hospice. Ah, son Double Silence plein la bouche, l'aura-t-on fait tourner sur le pick-up, pourtant, pour faire danser Nicole et Simone ! Elles en sont devenues folles. Asphyxiées par les chasses d'eau métaphysiques que ce fou dangereux prend pour des télégraphes. Vallet a fait son djihad sonore, dans ce disque, et Lafourcade a eu la témérité inouïe de se mettre ça entre les deux oreilles. On l'admire d'en avoir réchappé, on le plaint d'avoir tenté la mésaventure. 

Drôle d'idée qu'il a eue, ce Lafourcade, tout de même, de s'intéresser au camembert apostolique de la bloge. Ça sentait fort, par ici ! Il faut être soit atteint d'anosmie soit inconscient pour venir troubler la paix du prince des ratés, [qui] « était heureux et [qui], chaque fois qu’il respirait, touchait de son ventre le bord de la table ». Comme « Goriot mettait ses filles au rang des anges, et nécessairement au-dessus de lui, le pauvre homme ! [et] aimait jusqu’au mal qu’elles lui faisaient », Georges de La Fuly a donc fini par mettre au-dessus de tout ce qui allait sans doute le détruire, la gloire internationale et la richesse arrogante. 

Mais bon. Quand faut y aller