mardi 6 mars 2018

Voyage




Si nous vivons à une époque où voyager n'a jamais été si simple, le voyage a pourtant disparu.

D'abord la vitesse à laquelle nous nous déplaçons réduit le monde à une cour d'immeuble, ou au mieux à un arrondissement parisien. Ensuite, voyager est inutile, puisqu'il n'y a plus d'étranger, ni d'étrangers, et que les coutumes, les langues, les cuisines et les manières de vivre du monde entier occupent désormais notre salon. 

Le lien immémorial entre les races et leurs ciels, leurs paysages, leurs architectures, leurs habitus, est désormais rompu. À cause du moteur. 

Ce que nous avons perdu est irremplaçable : ce n'est pas seulement que les dimensions du monde se sont réduites – phénomène encore aggravé par une surpopulation démentielle –, c'est qu'il s'est considérablement abîmé, qu'il a perdu ce qui en faisait le prix et la saveur : le divers, le caractère irremplaçable et incopiable, non reproductible, infalsifiable, des singularités qui le peuplaient. Nous sommes passés d'un monde analogique à un monde numérique, et ce n'est pas pour le meilleur (le numérique permet la reproduction à l'identique, alors que l'analogique ne fait qu'imiter, conservant toujours une distance entre le sujet et la reproduction, gardant à l'être ou la chose son essence et son lien avec l'origine).

De la contrefaçon des produits nous sommes passés à la falsification des procréés. Nous vivons désormais dans un faux généralisé à l'ensemble de la réalité ; nous avons été expulsés de l'original pour nous enfoncer et nous diluer dans la copie, au prétexte morbide qu'il en fallait pour tout le monde. 

Les seuls vrais explorateurs de notre temps sont ceux qui ne bougent jamais de leur chambre. Ils savent trop que participer, si peu que ce soit, au tourisme planétaire, aux "déplacements" de leurs congénères, contribue avant tout à faire disparaître l'autre, et que cette disparition est sans retour. Pour pouvoir se déplacer, il faut avoir une place, et que l'autre ait une autre place. Et il faut que du temps prenne corps entre les deux places ; sans le temps, il est parfaitement illusoire de croire voyager.