vendredi 20 octobre 2017

Rends-la moi ! Quoi ? La parole !


Un journaliste-télé se reconnaît à coup sûr aux gestes ridicules qu'il fait dès qu'un de ses invités a pris la parole, gestes qui signifient emphatiquement que l'invité en question doit immédiatement la rendre. Le journaliste-télé donne volontiers la parole, à condition que celui à qui il vient de la donner la rende immédiatement. Ce n'est qu'en rendant sans cesse la parole qu'on peut l'obtenir, ce qui, évidemment, n'est guère pratique, dans le cas où les invités auraient envisagé de converser. Mais fort heureusement, il n'est aucunement question de cela, à la télévision. 

Pour converser, deux choses sont nécessaires : avoir une pensée, et avoir envie de confronter celle-là à d'autres pensées que la sienne, en les entendant. Un dialogue, comme le mot l'indique assez, est la rencontre de deux logos. C'est la raison pour laquelle les animateurs de talk-shows ont développé cette technique très efficace qui permet d'éviter à tout prix qu'un peu de logos surgisse par mégarde dans le show. Cette technique consiste à chauffer la parole jusqu'à son point d'ébullition, point à partir duquel le logos se décompose en éléments simples et hautement instables. À cette température, aucun intervenant n'est en mesure de la conserver, et, a fortiori, de la développer.

Un talk-show est un spectacle dans lequel nous assistons au jeu de la patate chaude. Les talkeurs chauds se rejettent la patarante brûlote, qui leur crame le palais, à peine l'ont-ils en bouche. On a donc juste le temps de les voir faire la grimace qui signifie « À moi ! » que déjà la brûlote patarante est repartie à toute vitesse vers un autre talkeur, ce qui fait que le téléspectateur de cet étrange ballet est sans cesse confronté  à une ronde sans but dans laquelle ce qu'il observe est en constant décalage avec la parole, ne parlons même pas du sens. Quand son attention est captée par un talkeur chaud brûlé, celui-ci n'a déjà plus le talk en bouche. Le téléspectateur ne voit que le signe (toujours à la traîne) de la parole, mais pas la parole elle-même. Il ne voit que le désir de parole, toujours défait.

Le journaliste-télé-animateur-de-talk-chaud est comme un banquier qui vous prête de l'argent en vous demandant de le rendre à l'instant même où vous le recevez. Il ne supporte pas que cet argent reste entre vos sales mains et ainsi arrête de circuler. Il veut bien vous le prêter mais à condition que vous vous en laviez les mains en vous débarrassant du bébé fiévreux et contagieux. La circulation est sa priorité, pas le sens. Mais si vous faites mine de vous plaindre, et de réclamer, sinon un arrêt, du moins un ralentissement des échanges, il vous rétorquera que le sens est tout entier dans la circulation, et l'intelligence toute  dans la vitesse de circulation.

La pire insulte pour un chaud talkeur est conservateur. Comme les hommes, comme les biens, comme les capitaux, comme les identités, comme les genres, la parole doit circuler, on doit s'en débarrasser le plus vite possible et ne surtout pas la conserver. Sa date de péremption s'exprime en secondes. La conservation c'est le vol, dans le meilleur des cas, ou alors, pis, c'est du mépris de classe et de l'arrogance.