lundi 31 juillet 2017

Cabeceo



Sur son œil est greffée la brindille qui signalait aux forêts le chemin : sœur dans la fratrie des regards, elle fait bourgeonner la pousse, la noire. 

Elle est assise. Elle attend. En face, une vingtaine d'hommes. À côté d'elle, elles sont une trentaine. Elle regarde les pieds, les souliers des hommes. Elle n'ose pas lever les yeux. Tout juste si elle se donne la permission de regarder le bas de leurs jambes, la manière dont le pantalon tombe sur la chaussure. Certains ne cirent pas la semelle…

La trêve est donc finie, Vénus ? Tu rallumes la guerre ?

Elle les a vus entrer dans la milonga. Elle était déjà assise. À ce moment-là, parlant entre eux, ils semblaient ne pas faire attention, alors elle en a profité pour les dévisager rapidement, sans s'attarder. Elle a repéré leurs manières de marcher, elle les a classés mentalement. Les vieux, les jeunes, les entre-deux-âges. Elle a senti une vague de parfums mélangés qui accompagnait l'entrée des mâles. Il fait chaud.

Alors, folle, haletante, égarée, hors d'haleine, au son du tambourin elle les guide dans l'épaisse forêt. 

Elle sent son cœur qui se serre. Il faut lever les yeux vers les hommes, sans insister, passer très vite d'un visage à l'autre, dans la crainte de voir celui-ci vous rendre votre regard, et vous signifier ainsi que c'est vous qu'il veut, et dans l'espoir que celui-là, au contraire… Elle donne à son regard un ton neutre et léger, qui n'adhère pas. Elle balaie l'assemblée des hommes, de droite à gauche, en une seconde c'est fait. Elle ne dansera pas lors de cette première tanda. Soulagée. Elle pourra observer les danseurs, même si elle en connaît déjà beaucoup. Il y en a trois qu'elle redoute particulièrement. Mauvaises odeurs, mauvais danseurs, mauvaise tenue, différence de taille trop marquée, désir apparent, conversation…

À hauteur de bouche, perceptible : excroissance, ténèbre. 

Les couples entrent sur la piste, la tension retombe un peu. Elle observe ses compagnes, celles qui ne dansent pas, leurs tenues, elle observe leurs visages, elle y voit la sueur, les tics, la peur. Et si elle restait toute la soirée assise… Ça lui est déjà arrivé. On ne sait jamais pourquoi. Quelle idée d'être là, comme une proie en attente de son chasseur, comme une proie qui espère être chassée…

Pauvre sot, si toi tu ne te soucies pas de surveiller ta femme, fais-le pour moi : mieux gardée, elle serait plus désirable à mes yeux !

Ce n'est pas la première fois qu'elle se dit qu'elle est folle. Elle va encore se coucher à quatre heures du matin et demain elle travaille. Si personne ne la fait danser, elle arrête, c'est décidé. Tout ça pour un hypothétique tangasme… Elle se trouve grotesque. Elle a envie de pleurer. Elle a mal aux pieds avant même d'avoir dansé.

Une torpeur profonde est tombée sur elles, a fermé leurs yeux.

Le tango, ce n'est pas de la danse, c'est une manière de marcher. Poitrine vers l'avant, le haut de corps ne monte ni ne descend. Les femmes font plus de figures que les hommes.

Et je voulais la consoler. Les ordres étaient donnés, le départ était prêt. 

Je ne te regarde pas mais c'est toi. Ne me marche pas sur les pieds, grand con.