mercredi 24 mai 2017

Les pavés et le croissant


« En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait au cri de Allah Akbar, je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était un kebab. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Roubaix, la vue des clochers de Saint-Denis, la saveur d’un croissant trempée dans un thé à la menthe, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Black M m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais le croissant, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement. »

Ce bon Marcel avait déjà tout compris au commencement du XXe siècle. La France, vieille terre d'immigration, et l'islam, deuxième religion du pays, coexistaient déjà pacifiquement, pour le plus grand bien de tous. D'ailleurs Josyane Savigneau l'a toujours dit !

samedi 20 mai 2017

Quel cinéma !


Je n'aime pas le cinéma, qui n'a jamais pour moi accédé au statut d'art véritable – même si bien sûr il y a de méritantes exceptions. Hier-soir j'ai regardé Exhibition (1975) de Jean-François Davy, avec la fameuse Claudine Beccarie, film que j'avais raté à l'époque. Je n'ai pas peur de dire que je suis plus intéressé par ce genre de cinéma que par celui qui aujourd'hui se prend pour de l'art. Eux, au moins, cherchaient quelque chose, qu'ils étaient très loin de trouver, certes, mais qui continue de pointer son nez sous nos latitudes post-modernes. 

Le sexuel a été aboli, recouvert qu'il est désormais par la pornographie et la médicalisation dogmatique de nos passions et chagrins. Même dans la sphère intime, qu'on croyait un peu protégée du mensonge idéologique, se voit de plus en plus clairement une cécité féroce et désespérée qui gâche toutes les tentatives de rapprochement entre les êtres. 

Le mensonge – très proche de la vérité, comme le plus souvent – n'a jamais été aussi impérial et coalescent. Il s'est largement métastasé et infiltre désormais toutes les strates du discours, des actes, des gestes et des choix, et le désir ne réussit que très rarement à se connaître, empêché qu'il est par une langue totalement soumise à la mort et la répétition.

Tu sais que j'essaie toujours de te parler avec le plus de véracité possible, et pourtant tu ne m'écoutes pas. À la réflexion, c'est peut-être la raison pour laquelle tu ne m'entends pas. Je vois bien que tu n'as aucune idée de ce que tu es, il t'est impossible de le cacher.

« Il se leva, fit un salut et chanta :
Quand on n’a pas ce que l’on aime
Il faut aimer ce que l’on a.
Il fit un salut et se rassit. »

Le problème est de savoir ce qu'on aime. Ce qu'on désire. Quel être est en nous qui désire s'agrandir, pousser vers le ciel, vers l'ombre bienheureuse et la Joie profonde. Ce serait bien s’il y avait moyen de se tirer soi-même de soi-même mais on ne tire que des rêves interrompus et des vers torves qui nous renseignent autant sur le possible et le souhaitable que les livres le font pour les mouches qui volent dans les travées d'une bibliothèque.

On aimerait bien sauter l'inévitable étape de la haine (la haine est évidemment trop dire, mais enfin, disons la haine, pour l'instant…) qui n'est que le signe de notre bêtise propre, cette haine qui suit l'amour défait, malmené, méprisé, ridiculisé, cette amertume affreuse qui suit l'amour comme une traîne inévitable et morbide, mais voilà, c'est impossible. Comment ne pas être amer quand tout nous indique notre propre bêtise, cette bêtise qui immanquablement nous ramène au point de départ quand nous avions soif de voyage. L'amertume n'est en réalité que l'envers de la lucidité, cette clairvoyance qui nous fait à chaque fois (ou neuf fois sur dix) voir les choses très clairement au commencement, dans une lumière crue mais innocente. Tout est donné, dans ces commencements, tout est là, en pleine lumière, il n'y a qu'à voir l'ébauche se détacher du fond. Ce n'est qu'ensuite que la chose se complique de ce brouillage social et psychologique inéluctable qui tient pourtant de la raison et de l'intelligence : on pondère, on accommode, on contextualise, on relativise, et toutes ces opérations qui devraient normalement nous permettre d'apprécier l'autre dans sa complexité et sa singularité nous le font perdre de vue complètement. La vérité s'éloigne du même mouvement qui amène l'intelligence et la parole. Souvent, le plus souvent, l'autre qui se pare de toute cette noble complexité n'est que ce qu'il paraît être et la soi-disant complexité qui l'habille n'est que le flou qu'un regard imprécis et lâche pose sur sa cible.

Pourquoi la haine ? Sans doute parce qu'elle garde en elle encore un peu du goût puissant de l'amour, ce goût auquel il est si difficile de renoncer une fois qu'on l'a eu en bouche. On pourrait bien sûr sauter cette étape et passer directement à l'indifférence qui suivra inéluctablement, on se sentirait plus intelligent, plus civilisé, mais l'amertume, je crois, provient de cette clairvoyance injustement discréditée qui nous donne à chaque fois ce terrible handicap sur le temps de la psychologie. L'oubli et l'indifférence qui l'accompagnent ne sont pas placés très haut dans notre système de valeurs, considérés qu'ils sont comme une faiblesse, comme une lâcheté, comme une impuissance, comme la morne veulerie ordinaire de ceux qui manquent d'ambition ontologique. On le sait, il y a une bêtise de l'intelligence, mais comment appeler cette incroyable bêtise du capon qui se déguise en intelligent — et qui l'est, bien sûr, en un sens, puisqu'ainsi il s'épargne (ou du moins le croit) ? Pourquoi la haine ? Eh bien justement parce que ces mollesses du cœur qui s'effraient d'un rien nous répugnent au-delà de tout ce qu'il est possible d'exprimer, parce qu'on a osé appeler amour un banal élan hors de la voie tracée, parce que le sentiment n'était rien d'autre que du sentimental. Il y a tromperie sur la marchandise, au minimum.

Le sexuel a été aboli ou est en passe de l'être, oui, je persiste et signe. Les femmes qui aiment faire l'amour sont de plus en plus rares. La plupart ne savent même pas de quoi il est question, d'ailleurs. Elles font oui de la tête et des cuisses mais elles sont déjà ailleurs, dans la parlote, dans le commentaire et la résistance intestinale. Je me souviens d'un temps où elles aimaient ça, où nous pouvions nous reposer sur elles du désastre mécanique qui habite presque tous les hommes, un temps où la drôlerie de l'acte favorisait l'improvisation concertante et la modulation humorale, où les mots et les gestes se combinaient en une puissante cocasserie à la fois tendre et désinvolte, joueuse et sérieuse, généreuse et désabusée. Pilule, SIDA, morale, pornographie omniprésente, images imprimées et ordinaires, il n'y a pas que les bordels qui ont fermé. Ce qui s'est rétracté, c'est toute l'imagination merveilleuse liée à la copulation et au désir, c'est ce qu'on nommait "le plaisir", dans les années 70 du siècle dernier. Ils sont tellement peu assurés de connaître ces choses-là, nos puceaux hystérico-numériques, qu'ils réclament constamment des mesures et des preuves, des chiffres et des croquis, l'éjaculation, masculine et féminine, comme un tampon sur l'acte. Montrez-nous le résultat ! Les stigmates. Bander, gueuler, gicler. Eh bien sûr, puisque le cinéma est passé par là ! Montrer l'immontrable, démontrer l'indémontrable, seule la semence-trace crève l'écran-crâne dans lequel nous habitons désormais en permanence. Fais pas ton cinéma, disions-nous, dans les années bénies où les femmes ne songeaient pas à s'épiler la touffe. Partout, on veut aller voir derrière l'écran, en coulisse, on i-érémise la douleur, le plaisir, la jouissance, la pensée, l'angoisse, la trouille, la perpendicularité homme-femme, la biologie des passions, le selfie branlatoire, l'œil n'est plus dans la tombe mais dans le vagin ou le trou-de-balle, belle victoire des atomes sur les cellules, de l'analyse sur la synthèse, du cliché sur l'imagination. Depuis que les adolescentes de tous les pays envoient par cam interposée leur trou du cul en trois dimensions à la terre entière en guise de CV, elles sont retombées en petite enfance, on voit ça aux peluches qui trônent sur leurs lits comme des ostensoirs censés les protéger de la disgrâce terminale. Rien de moins sexuel que ces exhibitions sans limites puisque personne ne touche. On couche virtuel : la vertu est sauve. Les nouvelles prostituées sont protégées des bites par les bits, enfermées dans les crânes technologiques hors-sol à haut débit, la carte bleue directement connectée au clitoris. Noli me tangere, sauf la Finance qui me fait gicler. Encore des frontières joliment abolies. Entre un éjaculat anonyme et une pluie de dollars, ça circule nuit et jour sur toute la planète, bruit liquide indifférencié, ça court dans les tuyaux, mais pas dans les corps. Cinéma ! Ils se font leur cinéma, en réseau, cinéma financé par des milliers de litres de foutre en perte, le Sopalin remplaçant le vagin. Infoutus de s'envoyer une lettre d'amour, ils copulent en croisant des pixels. L'exhibition ne montre plus que la panne générale du système impuissant et sans sujets. La scopophilie globale ne raconte plus d'histoires, elle tourne en boucle, informelle, hubrique plutôt que lubrique. Alors qu'elle recouvre tout, elle éteint tout, elle est un tout qui dissout les individus en une lave stérile et mélancolique. Derrière l'écran il n'y a que des machines, des décors au rebut, des câbles, beaucoup d'argent entassé, et une montagne de cadavres.

Reviens, Claudine ! 

vendredi 19 mai 2017

Épilation


— Mais tu le vois bien, là !
— Où ça ? Non, je ne vois rien !
— Mais si, enfin, regarde mieux !
— Mais arrête un peu, tu n'as pas de poil blanc !
— Mais tu es bigleux, ma parole ! Là, là… Tu le vois, là ?
— Oui, bon, d'accord, t'as un poil blanc, et alors, c'est une raison pour t'épiler la chatte ? 
— C'est le plus grand, en plus !
— Mais on s'en fiche, de ton poil blanc qui mesure dix centimètres. Arrache-le !
— Ah non, ça fait mal !
—…
— … 
— Je te rappelle à tout hasard que pubis signifie "poilu"…

Un alexandrin



Une fois n'est pas coutume :
Laissons parler les sages.

dimanche 14 mai 2017

Malédiction


L'amour inemployé, est-ce que ça s'écrit ou même, est-ce que ça se dit, seulement ?

Je n'écris pas, j'entends. J'invoque les oiseaux, les ombres et la mer alliée au soleil. Je ne recueille que les ossements brûlés du temps en lambeaux, suspendus à l'arbre mort, du temps arrêté parmi les cris sourds d'un crépuscule blanchi d'effroi. Que me servent les fleurs, les parfums, les musiques, le jardin, la pulsation brûlante de la transe et la pourpre odorante de ton sexe, quand la chambre ne parle que d'un retour impossible et d'un deuil interminable ? J'ai beaucoup réfléchi… et je t'ai vue dans le miroir sans me reconnaître.

Noctuelles glacées, vestiges blafards d'une nuit en plein jour, même les yeux fermés et les paumes ouvertes sont impuissants à arrêter les relents frelatés d'une parole démembrée. La carcasse du vivant tombe, tombe, tombe… N'en finit pas de tomber. Les oiseaux sont tristes à mourir. À quoi servent les sentiments ? Leurs échos n'appellent qu'une matière molle, informe, au goût de viande avariée. Disgrâce, répétition, psalmodie des maladresses, la bourse des phrases est au plus bas. La barque sur l'océan s'éloigne sans volonté, mur gris, nuages plombés. Les masses d'eau et l'angoisse s'équilibrent, s'adossent l'une aux autres, comme pour une conversation sans objet. Le si bémol bat sourdement dans le grave, migraine rythmique, et à nouveau les éclairs et les hallucinations. Milliards de tonnes d'âmes en déroute qui jamais n'auront su ce qu'elles espéraient. Pantins qui sortent de leur boîte, le temps d'un refrain. Les lèvres s'agitent, on aperçoit des dents, des langues, le sang qui bat, la viande blanche.

Les corps gonflés flottent à la surface ; de temps en temps, un oiseau vient se poser sur un noyé. C'est l'île joyeuse qui s'offre au désastre. La brume peu à peu recouvre ces abandonnés qui servent de repas. Un pâle soleil rend la cérémonie funèbre indolore. Sa vérité ne réchauffe plus et ces âmes n'ont même pas froid. On est à la porte du ciel. Personne ne peut comprendre. Les lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu au-dessus des hommes dans l'âme qui déborde de dégoût.

Je sais quelle consolation une femme qui souffre peut trouver en moi. 

mercredi 10 mai 2017

K. 331 (2)




« Maintenant, tout est dit. » C'est ce qu'elle m'a écrit, le lendemain, elle, l'incroyante. La mort dit tout, d'un seul coup. Sa voix sèche aspire tout l'air qui enveloppe les individus et leur donne une place dans le monde, qui remplit leurs poumons. Il n'en reste plus pour la parole, pour l'inspiration, pour l'aspiration à, tout est soufflé, brutalement expiré. C'est un vide net : « Tout est accompli. » Renvoyée au presque rien de l'existence, dormir, se nourrir, tenir debout, aller du matin au soir sans s'effondrer, ne pas devenir folle. Les variations de la vie vivante – les mille et une variations – paraissent si vaines, alors, si répétitives, qu'elles semblent ne plus parvenir à être autre chose qu'un horrible bégaiement. Que lui a-t-on enlevé, en lui ôtant son fils ? Quelle pièce de l'organisme a-t-elle été retirée de l'ensemble, qui faisait à peu près fonctionner la fiction qu'on nomme la vie d'une femme ? J'ai entendu sa voix se briser comme du verre. C'est comme si quarante années avaient été rayées d'un seul trait. Elle bégaie. Elle a une voix de petite fille.

La fêlure était déjà là, bien sûr, je le savais. Il y a ce jeu, ce petit jeu entre les phrases, ces silences juste un peu trop longs, ces endroits où la peinture est écaillée. On ne sait jamais ce qui va provoquer la rupture, comment elle va advenir, mais on sait que tout est là, déjà, que tout est en place pour que la tragédie donne le dernier coup, celui qui va faire passer une forme organique, belle, à l'état de pantin désarticulé, qui va faire d'une parole pleine une suite de sons inarticulés, qui va désorganiser l'ensemble qui ne tenait que par très peu de choses, on le voit alors, on le comprend subitement. L'air est dans le mot, qui lui fait mordre la poussière.

La nudité de la musique de Mozart est un impitoyable révélateur, fil sur lequel on marche, qui relie deux rives : le jour, la nuit. Quand on est sur le fil, on sait ce qu'est la vie. Impossible de s'arrêter, impossible de ne pas respirer, de ne pas voir le terme qui approche, le sens a eu à peine le temps de sortir de son sous-bois que déjà il lui faut rendre gorge et revenir à l'état de souffle neutre, le dernier. Que faisait Boris sur ce chantier ?

Oui, les corps sont infinis, ils perdurent, ils passent toutes les frontières, quand ils vont rejoindre l'incommensurable, l'envers du temps, et chaque apocalypse personnelle creuse dans la réalité un gouffre qui aspire toute la vie alentour, faisant sortir le temps de ses gonds. Les enfants sont éternels mais l'éternité est si semblable à la mort…

Elle me dit : « Ils l'ont fait beau, tu sais. Il est beau. » Nous avions essayé nous aussi de rendre notre mère belle, pour son dernier voyage, mais je n'ai pas aimé son air de statue, pourtant, un air dur, minéral, qui ne lui allait pas du tout. Il y a pourtant une vérité, là, dans ce corps rendu à son temps vrai, infini, débarrassé de sa psychologie, délivré d'une vie que nous avions façonnée, aussi, par notre regard et notre amour, c'est-à-dire notre besoin. Quand elle revient me hanter, dans mes rêves, elle est souvent très dure, méconnaissable, et je sais maintenant que celle-ci est aussi réelle que celle-là. La terreur n'est jamais loin. On marche sur un fil. Il est tranchant.

Une mère n'est complète qu'avec la totalité de ses enfants dans son sillage. Ils sont un système stellaire, une structure, une figure, géométrique autant que symbolique, instable dès lors qu'un de ses côtés manque. Tant que le travail n'est pas terminé, elle est incomplète, et dès qu'il est terminé, elle est menacée de cette même incomplétude. C'est la raison pour laquelle une femme est toujours inquiète, même quand elle n'est pas mère, car elle sait obscurément que son destin biologique est de mettre au monde la mort, d'en permettre la présence cachée parmi nous, cette présence qui par contraste nous fait croire à la vie. Il faut bien que ça continue, pourtant, et même qu'on s'amuse un peu : si les femmes sont coquettes et superficielles, c'est précisément parce qu'elles sont les gardiennes du gouffre vers lequel nous nous précipitons avec une joie touchante.

mardi 9 mai 2017

K. 331


Il fait chaud, c'est l'été. L'air brûle, autour d'eux et en eux. Les objets se taisent. Tout est arrêté. Jérôme avait deux ans quand il est mort, Boris vingt-neuf. Mort, vous savez ce que ça signifie ?

Elle me fait fondre en larmes. Malgré la marche turque, c'est ma sonate préférée. Le thème de l'andante est sans doute la chose la plus bouleversante que je connaisse dans toute la musique.

Le 7 mai, je suis tombé dessus par hasard, et je n'ai pas eu envie d'écouter la Tribune des critiques de disques qui traitait de cette sonate. J'ai donc éteint la radio. Comment aurai-je pu me douter qu'il allait mourir à ce moment-là, le jour où la France…

Mozart avait composé cette sonate à Paris, alors que sa mère venait de mourir. Il avait vingt-deux ans. Mon père la joue à ma mère alors qu'ils viennent de perdre leur enfant. En rentrant du cimetière, il se met au piano, et joue le premier mouvement. Je les imagine, au salon, le vieil Erard, le chien, le buste noir de Beethoven, et le pastel de Mozart au-dessus du piano, l'odeur de tabac dans le grand pot de bois, épais et profond. Les autres, où étaient-ils ? Je suis devenu musicien ce jour-là, par fidélité à cette impossible absence. Est-ce qu'il pleure ? Est-ce que Maman reste là, assise, est-ce qu'elle va se coucher, est-ce qu'elle prépare une boisson ? Est-ce que la pensée du suicide la traverse ? Est-ce qu'il lui prend la main, est-ce qu'elle vient s'asseoir près de lui, au piano ? Non, bien sûr, elle est déjà en train de s'occuper du jumeau, Emmanuel, le survivant, et de préparer les trois autres pour le bain. Jérôme est dans son petit cercueil blanc, il est resté seul, là-bas au cimetière, près du chemin de fer. Si beau…


Au téléphone, elle me dit, dans un sanglot : « Même pas… vingt-neuf ans ! ». Pourquoi jouer Mozart dans un moment pareil ? C'est une berceuse. Il faut consoler, bien sûr, mais consoler qui ?

lundi 1 mai 2017

Le petit coussin de velours bleu

Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.

La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique. Quand l'oreille est bouchée, quand le corps n'a pas appris depuis l'enfance à laisser passer ce souffle, à lui faire place, au plus profond des organes et des rêves, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, quelque chose qui nous tient éloigné de ces êtres, il y a un-je-ne-sais-quoi dans leur phrasé qui ne correspond pas à notre souffle et à nos aspirations, la pente n'est pas adaptée à la densité de notre chair, la main ne trouve pas la bonne résistance, le bon volume

Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité. Je suis persuadé que ce rapport à l'autorité, précisément, fait une grande différence avec les autres arts, sauf pour ce qui concerne le théâtre (le théâtre de textes)

« Tiens-toi tranquille, ô, ma douleur ! » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question ! À quelle distance de la musique nous trouvons-nous ? Voilà la vraie question. Trop près on brûle, trop loin ce n'est pas la peine. Les violonistes posent l'archet sur la corde, c'est-à-dire le souffle sur le cœur vibrant, on ne pourra jamais faire mieux : soufflent sur la flamme