Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.
La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique. Quand l'oreille est bouchée, quand le corps n'a pas appris depuis l'enfance à laisser passer ce souffle, à lui faire place, au plus profond des organes et des rêves, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, quelque chose qui nous tient éloigné de ces êtres, il y a un-je-ne-sais-quoi dans leur phrasé qui ne correspond pas à notre souffle et à nos aspirations, la pente n'est pas adaptée à la densité de notre chair, la main ne trouve pas la bonne résistance, le bon volume.
Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité. Je suis persuadé que ce rapport à l'autorité, précisément, fait une grande différence avec les autres arts, sauf pour ce qui concerne le théâtre (le théâtre de textes).
« Tiens-toi tranquille, ô, ma douleur ! » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question ! À quelle distance de la musique nous trouvons-nous ? Voilà la vraie question. Trop près on brûle, trop loin ce n'est pas la peine. Les violonistes posent l'archet sur la corde, c'est-à-dire le souffle sur le cœur vibrant, on ne pourra jamais faire mieux : soufflent sur la flamme