Fabien Oguh possédait quelque deux cents cahiers grand format à grands carreaux, vierges, de quatre-vingt-seize pages chacun. Il en achetait cinq par mois, et choisissait toujours le même modèle (format 21 x 29,7 cm, sur papier velin de 90g). Il les empilait soigneusement et voyait avec satisfaction les piles grandir petit à petit. Il n'éprouvait aucune hâte mais il savait qu'un jour ces cahiers lui serviraient à écrire son histoire. C'est très sereinement qu'il se constituait ces réserves car il savait qu'il n'était pas temps pour lui d'écrire une histoire qu'il n'avait que très partiellement vécue.
Le nombre complémentaire suffirait à préciser le hasard (sic). Fabien Oguh était un spécialiste du Temps, le Temps avec majuscule, bien entendu. La clarté de ses exposés était célèbre, jusque dans le milieu de la musique contemporaine. Il avait beau s'interroger sur la vérité de la science, la science n'avait eu d'autre vérité à lui opposer que celle qui consiste à poser comme indécidable le fait qu'elle existe.
« Ah, la Science ! », lui arrivait-il de dire…
L'Univers a-t-il, oui ou non, connu un Instant Zéro ? Fabien Oguh se posait régulièrement cette question dans la solitude de son deux pièces cuisine à Gennevilliers. S'il se posait régulièrement cette question, c'était sans aucun espoir d'y apporter une réponse satisfaisante. Il se posait la question comme on fait des pompes, comme on se brosse les dents, comme on se fait la raie au milieu ou comme on astique son bandonéon.
« Science incontinente n'est qu'urine de larmes », lui disait toujours sa maman, quand elle voulait le culpabiliser parce qu'il passait en boucle Vissi d'arte chanté par Prince, cette ruine filiforme et fragile comme un ré dièse de passage. « Instant zéro mon cul ! » répondait-il avec un à-propos déconcertant.
(…)